U'upa



Ceux d'ici m'appellent U'upa ou bien le pigeon vert. Mais je préfère U'upa. Je connais l'île, ses moindres recoins, ses forêts, son ciel et bien sûr je connais ses vents. D'un battement d'aile je glisse sur eux, je leur parle et ils me répondent. Je plaisante avec la brise et je négocie avec les bourrasques. Mais aujourd'hui un vent nouveau s'est levé, un vent qui ignore mes appels. Je vole depuis des heures sous sa tyrannie. Dès l'instant où je tente de m'approcher des arbres, son souffle brûlant s'engouffre entre mes plumes ! Je sens le danger qui m'entoure, je dois fuir... mais où ? Un nuage gris s'élève de la canopée et je n'arrive pas à percer son voile. C'est mon instinct qui me guide à présent et je change brusquement de direction. Je fais ce qu'aucun U'upa n'a jamais fait avant moi, je m'éloigne de l'île et file vers le bleu. Vers la grande terre mouvante sans arbre ni branche. La peur tenaille mes entrailles mais quelque chose arrive à mon île qui m'effraie plus encore que l'océan immense.

Un pétrel plane à mes côtés et me jette un regard inquiet. Je dois lui offrir un spectacle bien étonnant, un petit oiseau des terres qui vient affronter les périls du large. J'observe ce géant blanc flotter avec grâce au-dessus de l'écume bouillonnante. Il m'accompagne un moment, puis disparait. Qu'il est beau.

Je rate un coup d'aile, descends de quelques mètres puis remonte. Je suis exténué par cette course sans fin. Je redouble d'efforts mais mon altitude continue de baisser. Le sel brûle mes yeux et quelque chose de lourd enduit mon plumage. Je donnerais n'importe quoi pour une branche de 'aito où me reposer. Mais je ne vois que le relief incessant des vagues et leurs terribles mâchoires qui grossissent à mesure que je me rapproche.

Alors que tout semble perdu j'aperçois un arbre étrange au milieu de la mer. L'écume bat les flancs de ses deux troncs penchés sur les flots et d'immenses feuilles en triangle claquent dans le vent. Je n'ai plus de force, je tombe plus que je ne vole vers ce refuge inespéré. Alors que l'impact est imminent deux mains agiles surgissent et m'attrapent juste avant que je ne percute le bois. Cet arbre flottant est habité ! Une femme aux grands yeux noirs retire délicatement la suie qui recouvre mon poitrail et révèle mes belles plumes vertes et nacrées. Puis son visage tendre se ferme lorsqu'elle porte son regard vers l'île en feu. Le brasier a atteint les côtes et les montagnes ne sont plus qu'un tumulus de fumée noire zébré de cicatrices rouges. Je ne suis pas le seul naufragé. Les habitants de l'île, hommes et animaux, se jettent à la mer pour échapper aux flammes. De partout arrivent d'autres vaisseaux de bois, venus d'au-delà de l'horizon, une forêt sur l'océan. Ils viennent pour aider, je le sais. Je le sens. L'épuisement me gagne et je lutte contre le sommeil. On me dépose doucement sur des cordes lovées, mais je ne veux pas dormir. Je secoue mes ailes engourdies. L'île brûle et moi aussi, je veux aider.

Auteur : Thibaud Guillaud-Saumur