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Il est des heures qui échappent aux griffes du temps. Ces heures sont des failles qui s’immiscent dans nos habitudes et dans lesquelles on glisse jusqu’à en perdre tout repère. Une seconde avant l’évanouissement. Le vertige avant la chute.
Généralement, il faut chercher ces failles dans les profondeurs de la nuit. Quand même les coqs ne sont pas au courant. Que ce n’est pas encore l’aube, l’heure à laquelle les boulangers et les pêcheurs se lèvent, encore bien loin de l’aurore et de son cortège de lueurs. Que l’heure du crime est un vague souvenir qui s’est échoué sur une plage déserte uniquement peuplée de pōpoti et d’alizés. Et puisque les orages éclatent après de fortes chaleurs, voilà qu’on perd les eaux.
C’est le moment d’y aller. Terre qui s’ouvre sous nos pieds dans un déchirement muet. Temps qui se fige. Ne rien oublier. Par la fenêtre, on voit la lune nous suivre et se refléter sur le lagon. On rêve de planètes qui ne s’alignent jamais avec les autres mais qui connaissent quand même l’éclipse. 
Tout s’accélère mais rien ne va vite, comme quand on navigue sur une mer agitée. Un volcan est sur le point d’exploser. Le col s’ouvre lentement. Les bruits de la nuit s’intensifient. On entend mieux les vagues qui viennent s’éclater sur le récif. Dans les couloirs de l’hôpital, on perçoit les voix chuchotées dans une haleine de café froid, le bip de l’électrocardiogramme, les Crocs qui couinent et les pleurs étouffés de la chambre d’à côté. Le calme avant la tempête pendant qu’une goutte de Betadine se renverse pour esquisser les frontières d’un pays que nous ne connaissons pas encore.
J’ai appris lors d’une visite au musée de Tahiti que nos îles étaient issues d’une seule résurgence sous-marine par archipel. Puis, avec le temps et le travail de la tectonique des plaques, les volcans ont dérivé à raison de huit centimètres par an et sont devenus des îles hautes, puis des atolls. Et le magma a jailli encore et encore jusqu’à couvrir la quasi-totalité de l’océan d’autres volcans qui deviendraient à leur tour des îles et enfin des atolls sur lesquels le vent n’aurait aucune emprise. Des millénaires d’effleurements et de mouvements contenus pour des confettis de vie.
Je laisse filer la nuit des temps et compte maintenant la fréquence des contractions. Des heures de labeurs, des générations qui se perpétuent, la transmission du sol et du sang dans la sueur et les larmes. J’ai mal comme jamais j’ai eu mal. Je voudrais que tout soit fini. Une histoire passée qu’on raconte avec un brin de nostalgie. Comment ai-je pu dire que le temps passe trop vite ? Atolls à vif.
Un motu va naitre et ce sera le plus beau jour de ma vie. La rencontre de l’amour pur. Celui qui se multiplie quand on le partage. Celui qui me fera reine, moi qui, jusqu’à présent, ne suis que la fille de ma mère. Depuis combien d’heures suis-je ici ? Je crois qu’il fait nuit. Je l’entends aux bruits du dehors.
Tu seras ma crique, mon havre de paix et la principale source de mes tourments. Un refuge où il est dangereux de s’endormir. Tu auras le goût d’une mangue juteuse. Tu seras l’ananas que je sale et le soleil qui me mord. Je t’aime déjà. Je souffle, souffle, souffre. Tu seras mon arbre à pain sous la voute étoilée. Tu seras le ressac, sors ! La rosée du jardin, sors ! Et le huppe qui descend des montagnes, sors maintenant ! Je crois que le soleil brille à nouveau. Quel jour sommes-nous ? Je suis ivre d’attendre. Tu dois jaillir, vaille que vaille, et te lover dans ce panier que j’ai tressé pour toi, mon Fenua.

Auteur : Maravai