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Le jour du roi



Elle pétrit la pâte, longuement, de ses mains que les années ont flétries. Il est cinq heures. Le soleil n’est pas levé sur le lagon. Raita se cache. Il ne faut pas qu’on la voie. Elle pétrit la pâte et y verse peu à peu le chocolat. Un œuf ensuite et un peu de lait. Elle en est éblouie. Dix ans déjà que la crise agricole mondiale a privé la terre entière de tout ce qui permettait autrefois de se nourrir. Et on se nourrissait sans y penser. Et puis en quelques années, plus rien. Les magasins ici, sur ce petit atoll, ont fermé les uns après les autres. Plus rien à vendre... Alors on mange le poisson, le coco, quelques fruits. Mais depuis une semaine, Raita a collecté au marché noir ce qu’il lui fallait pour faire ce gâteau. De la farine, du lait, du chocolat, du beurre, du sucre, autant de produits depuis longtemps disparus. Il lui semble pétrir de l’or fondu. Ce gâteau, c’est pour les dix ans de son petit mo΄otua. Il lui a fallu se cacher, négocier, faire les choses en douce. Elle y a mis toutes ses maigres économies. C’est Taruia qui lui a vendu tout ça. Oh, elle le sait bien, Taruia est mauvais comme la gale. Depuis dix ans, c’est chez lui que chacun peut trouver de quoi varier un peu son alimentation. Mais à quel prix ! Pas une once de pitié chez lui. Tu veux du pain, un peu de viande, tu payes. Tu n’as pas le sou. Tu manges ton coco. Et personne n’a le sou ici. Alors pour Raita, ce gâteau, c’est son moment de gloire. Le mélange se fait, onctueux, elle ose à peine y plonger un doigt pour le mettre à sa bouche, il ne faut pas en perdre une miette. Elle tourne et retourne la pâte, la fait glisser le long de la cuillère en bois, admire la limpidité et la suavité de ce précieux mélange moiré. Elle beurre un moule à gâteau, elle y verse la pâte. Le four a retrouvé lui aussi son usage. Elle dépose le gâteau sur la grille. Il ne faudra que vingt petites minutes pour que le fondant soit cuit. Avaiti ne va pas en revenir. Il vient chez elle après l’école. Alors elle imagine déjà l’odeur qui envahira la petite cuisine, son petit mo΄otua surpris et curieux de cette odeur inconnue pour lui, l’odeur du chocolat. Elle lui dira de s’asseoir, de se mettre à table. Elle aura ce rire qu’elle a perdu depuis si longtemps et qui n’appartient qu’à elle. Un rire clair, contagieux, rassurant. Elle lui dira de fermer les yeux. Elle sortira le gâteau, le déposera devant lui, lui demandera de garder les yeux fermés et elle prendra une petite cuillère. Puis, tout doucement, en lui demandant d’ouvrir sa petite bouche, elle glissera la cuillerée de fondant. Elle en pleure. Le gâteau cuit doucement. Vingt minutes se passent. Raita a regardé son œuvre tout ce temps derrière la vitre du four. Elle sort son trésor. Elle prend une chaise. Elle n’en bougera pas de la journée. Elle ne sera plus que cette māmā qui attend son mo΄otua, un gâteau à la main. Elle en est certaine... Avaiti sera le roi, elle sera sa reine.
 
Autrice : Blandine Shui Siu Way