Tahiti Infos

Servitudes : la libre circulation est une obligation juridique


Quand des "servitudes" sont revendiquées comme privées en Polynésie française et que quelqu'un y entrave la libre circulation de tous, il s'agit alors d'un "abus de propriété" explique le procureur de la République.
Quand des "servitudes" sont revendiquées comme privées en Polynésie française et que quelqu'un y entrave la libre circulation de tous, il s'agit alors d'un "abus de propriété" explique le procureur de la République.
PAPEETE, le 30 mars 2016. Une mauvaise interprétation de la réalité juridique conduit selon le procureur de la République à des entraves à la liberté de circulation en Polynésie française. Selon le procureur, si une "servitude" dessert plusieurs habitations, elle doit être ouverte à la circulation publique.

"Tout part d'un quiproquo de vocabulaire. Une servitude est une notion très particulière du droit civil pour qu'une personne obtienne le désenclavement d'une parcelle et obtienne un droit de passage sur une propriété privée. Mais ici, en Polynésie française, on parle de servitude pour des voies qui desservent des quartiers, des lotissements entiers. Au sens du droit, ce ne sont pas des servitudes". Le procureur de la République, José Thorel sait qu'il s'attaque à gros, dans le sens d'un changement des mentalités. Au début du mois de mars, à l'occasion de la présentation du plan de lutte contre la délinquance de la Polynésie française, il indiquait vouloir obtenir la clarification du régime juridique des servitudes desservant les habitations, dans le but d'arriver "à un texte commun qui posera le système juridique de chacune des voies de circulation afin que certains ne se fourvoient pas en indiquant que des chemins sont privés alors qu'ils doivent être ouverts à la circulation publique".

Pour le procureur de la République qui se réfère constamment au droit en vigueur et à la jurisprudence, "une voie privée, ouverte à la circulation publique" n'est pas un non sens. Bien au contraire, c'est du bon sens. A partir de l'instant où un chemin dessert plusieurs maisons, même s'il a été réalisé sur des terrains privés, doit être ouvert à la circulation publique. Et le public, ce sont "les gens, c'est-à-dire tout le monde". Dans ces voies, il faut que les secours, les livreurs, les agents d'EDT ou des compagnies des eaux, que les médecins, les habitants des maisons et leurs visiteurs puissent circuler librement.

ABUS DE PROPRIÉTÉ

Quand des "servitudes" sont revendiquées comme privées en Polynésie française et que quelqu'un y entrave la libre circulation de tous, il s'agit alors d'un "abus de propriété" explique encore José Thorel. Parfois, ces interdictions de passage conduisent à des faits de violences : on se souvient de la famille Bennett qui a été condamnée en 2015 pour avoir entravé la circulation sur la route Traversière et dont la cour d'appel vient de confirmer le jugement ; il y a eu aussi l'incroyable feuilleton de Papi et Mami Lee en juin/juillet 2015, vivant emmurés dans leur maison du quartier de La Mission à Papeete quand leur chemin d'accès avait été cloisonné. Depuis d'autres affaires moins médiatisées ont conduit à des condamnations, "nous avons eu le cas, à Papara, d'un propriétaire refusant le passage à ses voisins de l'ambulance qui venait chercher un malade dialysé" poursuit le procureur. "Ces refus du droit de passage génèrent en Polynésie française des violences, des troubles graves de l'ordre public, des mises en danger de la vie d'autrui". Toutes ces affaires d'entraves à la circulation ont démarré avec la justification par l'auteur du blocage du caractère privé (donc inviolable selon lui) de la voie utilisée. Ce qui constitue, au sens juridique, une interprétation erronée.

Le souci, c'est qu'en Polynésie française où la terre a un caractère sacré, défendre cette position de "voie privée ouverte à la circulation publique" - quand bien même la loi va dans ce sens – n'est pas naturel. Bien au contraire. Le procureur de la République en est bien conscient. "Il y a actuellement une mauvaise interprétation de la réalité juridique par différents acteurs de la vie locale. On a des maires, des avocats et même certaines administrations qui peuvent considérer que le propriétaire d'une servitude a le droit de bloquer en invoquant son droit de propriété" détaille José Thorel. Il sait, parfois, il a eu recours à des agents de la force de l'ordre pour faire lever un barrage, qui ne comprenaient pas le sens de cette intervention exigée au nom de la loi. Les mentalités seront longues à changer. Le travail de rédaction d'un texte commun entre l'Etat (haut commissariat et justice), le Pays (ministères de l'équipement d'une part et des affaires foncières d'autres parts) et les maires sera certainement long et ce travail de rédaction n'a d'ailleurs même pas encore commencé. L'objectif est d'obtenir un consensus sur ce texte (sous la forme d'une circulaire ou d'une note de situation) pour faire admettre à toutes ces parties prenantes le droit de libre circulation sur ces "servitudes" afin qu'elles le fassent respecter partout en Polynésie française. Pour qu'enfin, il n'y ait plus de "tabu" au droit de passage.




Des textes parfois anciens, une jurisprudence constante

Quels sont les textes qui fondent l'interprétation de la justice qui a constamment condamné ces dernières années les auteurs d'entraves à la circulation ? Il s'agit d'abord d'un texte de 1932, signé par le gouverneur des Établissements français d'Océanie qui classe les voies de communication et précise que sont considérés comme des chemins vicinaux "toutes les voies carrossables remontant les vallées ou se dirigeant vers l'intérieur des îles…" Cet arrêté est ancien, mais en l'absence d'une réglementation plus récente (la Polynésie française n'exerce pas encore toutes les compétences qui lui sont dévolues), il continue de s'appliquer. Cela a été confirmé par le conseil d'Etat en 1999.

Enfin, l'article 265 du Code de la route de la Polynésie française (il s'agit là d'une réglementation strictement locale) pénalise l'entrave. "Quiconque aura, avec l’intention d’entraver ou de gêner la circulation, placé ou tenté de placer, sur une voie ouverte à la circulation publique un objet faisant obstacle au passage des véhicules ou qui aura employé ou tenté d’employer un moyen quelconque pour y mettre obstacle sera puni à un emprisonnement de trois mois à deux ans et d’une amende de 18 000 à 500 000 Fcfp ou de l’une de ces deux peines seulement".

Rédigé par Mireille Loubet le Mercredi 30 Mars 2016 à 18:35 | Lu 5897 fois