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L’enquête qui légitime le paka


Tahiti, le 16 novembre 2021 - Si 62% des Polynésiens déclarent consommer plus ou moins régulièrement du cannabis, 93% sont favorables à une évolution de la législation, au moins pour permettre son usage médical, constate une enquête d’opinion menée par Alvea Consulting en juin dernier. En outre 61% jugent inefficace la politique répressive des autorités judiciaires.
 
En ouverture du colloque “Le cannabis en Polynésie : Entre justice, santé et économie, une question de société” et pour faire le point sur ce qu’est ici le phénomène paka, une lumière crue a été jetée d’emblée mardi sur l’état et la perception de la consommation de cannabis dans la société. A l’initiative du député Moetai Brotherson, le cabinet Alvea Consulting a en effet mené une enquête d’opinion sur un échantillon représentatif de 1 049 personnes de la population des îles du Vent.
Cette étude réalisée en face à face du 18 mai au 7 juin dernier mesure pour la première fois à quel point le cannabis est intégré dans la société polynésienne. Enquête d’opinion dont la synthèse “démontre que l’état de la loi est aujourd’hui en décalage avec l’état de la société” pour le député de la troisième circonscription et justifie pleinement la pertinence du colloque qui se poursuit à l’université jusqu’en fin d’après-midi demain.
 
93% pour une évolution de la loi
 
Tout d’abord, cette photographie sociologique révèle que neuf personnes enquêtées sur 10 (93%) sont favorables à l’autorisation du cannabis à usage médical, prescrit sur ordonnance et que 80% se déclarent pour un encadrement du marché du cannabis au fenua. Cet encadrement consisterait à fixer des règles pour la production, la vente et la consommation, tout en maintenant son interdiction.
Même si un Polynésien sur cinq estime qu’il faudrait sanctionner plus durement l’usage de cannabis, en cas de légalisation ou de dépénalisation 77% des enquêtés estiment que leur consommation resterait inchangée et 68% pensent même qu’une telle évolution permettrait de limiter la consommation en général. Enfin, si un tiers (34%) des gens estiment que les actions concertées de la police et de la justice ont permis de faire reculer la consommation, ils sont 61% à juger inefficace la politique répressive des autorités judiciaires. A contrario, 67% des personnes enquêtées estiment que la régulation et l’encadrement du marché du cannabis permettraient de renforcer la prévention et 54% de lutter contre le marché illégal et la vente aux mineurs, tout en créant une source de revenu supplémentaire pour le Pays (79%). Trois personnes sur quatre (77%) estiment même que cela permettrait de développer une filière agricole capitalisant sur le pakalolo polynésien.
 
62% de consommateurs
 
Autre enseignement : 62% des Polynésiens ont déjà consommé du cannabis au moins une fois dans leur vie. Un niveau de consommation qu’a jugé mardi “excessivement élevé”, Yann Bisiou, maître de conférence en science criminelle à l’université Paul Valérie de Montpellier et spécialiste du droit de la drogue. En comparaison, ce taux est en effet de 44,8% en France métropolitaine, alors que le pays trône déjà en tête devant ses voisins européens.
Un usage très répandu du paka qui établit que parmi les plus de 15 ans, presque une personne sur deux (43%) consomme, quelle que soit sa forme, à des fins récréatives ou thérapeutiques, dont 16% à raison quotidienne. Si 40% des consommateurs disent ne faire aucune dépense pour se procurer du produit, 19% des personnes enquêtées ont dans leur foyer une personne qui plante du paka. Ceux qui doivent en acheter déclarent dépenser entre 4 400 et 5 300 Fcfp par semaine. Un Polynésien sur cinq (20%) inhale (82% avec une pipette) ou ingère son cannabis.
 
Addictif mais moins dangereux que l’alcool
 
Cette enquête révèle aussi un phénomène d’addiction. 42% des personnes déclarant avoir consommé au cours des 12 derniers mois déclarent avoir tenté d’arrêter plusieurs fois sans y parvenir. Ils sont 53% parmi les consommateurs quotidiens. Et si 78% estiment qu’une consommation quotidienne représente un danger pour la santé, le cannabis est globalement perçu comme moins dangereux pour la santé que l’alcool, le tabac et les stupéfiants autres. Au demeurant, 66% des Polynésiens estiment qu’en consommer une fois par semaine est sans danger. Ils sont d’ailleurs 23% à utiliser le cannabis pour des soins cutanés, souvent dans une préparation à base d’huile de monoï et à des fins thérapeutiques.

​Unique revenu pour 4% des Polynésiens

On savait que le trafic du cannabis avait souvent des fins vivrières en Polynésie. L’enquête réalisée par Alvea Consulting précise dans quelle proportion. Si 19% des Polynésiens déclarent avoir une plantation à domicile, questionnés sur leurs motivations, 82% déclarent que c’est pour satisfaire leur consommation personnelle ou pour vendre (53%). Dans le détail, l’enquête révèle que pour 10% des Polynésiens cette activité commerciale permet d’augmenter sensiblement la source de revenu du foyer (6%), voire en représente l’unique source financière (4%).

​Paka quotidien pour 22,8% des 15-24 ans

Une proportion de consommateurs plus élevée est identifiée chez les jeunes de 15 à 24 ans. Ils sont 38% à avoir consommé au moins une fois du cannabis au cours des 12 derniers mois, contre 25% dans le reste de la population. Surtout 60% des jeunes consommateurs déclarent une pratique quotidienne. Sur la population générale, cette enquête révèle en somme qu’un jeune de 15-24 ans sur cinq (22,8%) consomme du cannabis chaque jour. Pour le reste, ils sont 6% à consommer une fois par semaine et 3% mensuellement. L’âge moyen de la première consommation est à 15 ans, contre 17 chez les 25 ans et plus. Un jeune sur quatre déclare pouvoir se fournir en paka au sein de son foyer et 66% des 15-24 ans consomment gratuitement. Lorsqu’ils doivent payer, ils dépensent en moyenne 2 500 Fcfp par mois.

Edouard Fritch : ​“C’est à nous de faire évoluer les choses”

Avec 62% de consommateurs de cannabis en Polynésie, ne mesure-t-on pas le décalage entre la législation et l’état de la société ?
“Je ne suis pas surpris des chiffres révélés par cette enquête menée auprès de nos familles. (…) Lorsque vous recoupez ce sondage avec les enquêtes réalisées en milieu scolaire, où les enfants déclarent pour certain avoir commencé à consommer dès l’âge de 13 ans, avec un cannabis souvent fourni par les parents, ce n’est pas étonnant qu’il y ait plus de personnes qu’on ne pense qui consomment. (…) C’est la réalité, il faut l’accepter comme telle. Et je pense effectivement que l’on est arrivé à un moment où il faut recaler la législation. Mais attention, ce qui se fait aujourd’hui, c’est l’exploitation du cannabis en tant que stupéfiant. Nous ne sommes pas sur ce sujet. La consommation de cannabis est interdite sur le territoire. Le sujet aujourd’hui, c’est que peut-on faire d’autre avec le cannabis ? Il serait peut-être opportun pour le pays de se lancer dans la production d’huile de cannabis à usage thérapeutique ? Peut-être que de ce mal on pourrait en faire un bien ?”
 
Quand pourra-t-on se soigner légalement avec le cannabis ?
“La loi interdit. Elle est ce qu’elle est. C’est à nous de faire évoluer les choses. Il faut qu’il y ait un débat sur le cannabis thérapeutique. Il faut que l’on entende tout le monde : confessions religieuses, associations familiales… Que l’on se fasse une idée réelle. A un moment donné, il nous faudra prendre des décisions. Des gens seront contents, d’autres pas. On sait que la grande majorité de la population polynésienne est opposée à l’utilisation du cannabis comme drogue. Il nous faut faire évoluer cette perception, parce que le cannabis peut faire du bien aussi. Certains le savent déjà. J’ai déjà saisi l’État pour que l’on fasse évoluer cette législation, pour la Polynésie au moins.”
 
Quel est votre planning pour faire avancer ce dossier au plan local ?
“J’espère qu’avant les prochaines élections [avril 2023, ndlr] on pourra le faire. C’est compliqué parce qu’on discute avec l’État pour la déclassification de ce stupéfiant et pouvoir en Polynésie française travailler le cannabis ; je pense que ça peut aller très vite. Mais on prendra le temps, parce qu’il faut préparer les familles. C’est un sujet sensible.”

Rédigé par Jean-Pierre Viatge le Mercredi 17 Novembre 2021 à 16:04 | Lu 3001 fois