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Temoe, les secrets des tombes oubliées


Temoe, les secrets des tombes oubliées
Tahiti, le 3 mai 2021 - Inhabité depuis plus de 170 ans, l’atoll désert de Temoe à 40 km au sud des Gambier présente l’avantage d’être particulièrement bien conservé. Son patrimoine archéologique “exceptionnel“ incarne dès lors un “lieu d’étude privilégié des anciennes pratiques funéraires“. Guillaume Molle, Eric Conte, Pascal Murail et Aymeric Hermann lui consacrent un article dans la 6e édition du Dossier d’archéologie polynésienne. 

Avec tout juste 2 kilomètres carrés de surface émergée, Temoe n’hébergeait déjà pas grand monde avant l’arrivée des missionnaires : soit environ 80 habitants. Convaincus par les missionnaires catholiques de quitter l’île en 1838, la petite foule s’installe sur Mangareva. Depuis, il n’y a plus âme qui vive, si ce n’est quelques pêcheurs en quête de langoustes pour les fêtes de fin d’année. “L’absence de passe et la nécessité d’accoster sur le récif frangeant expliquent aussi sa faible fréquentation aujourd’hui“ notent Guillaume Molle, Eric Conte, Pascal Murail et Aymeric Hermann dans un article du Dossier d’archéologie polynésienne. 

Le choix de cet atoll pour un programme intensif de recherches dès 2001 sous l’impulsion du Cirap n’a donc rien d’anodin. L’abandon de Temoe ayant justement permis une “exceptionnelle conservation“ de ses vestiges monumentaux, offrant aux archéologues un terrain de jeu idéal. “Il n'y a eu aucun impact moderne, aucune construction sur les structures anciennes. C'est un paysage archéologique quasiment intact“ s’exclame Guillaume Molle. 

Dans la mesure où les missionnaires ont contribué à la destruction des sites cérémoniels sur les îles hautes des Gambier, l’atoll de Temoe constitue l’unique témoignage aujourd’hui disponible des pratiques rituelles anciennes dans cet archipel“ soulignent les chercheurs. 

Si au début des années 2000 les chercheurs enregistrent déjà près de 350 structures, il faudra attendre 2010 et 2013 pour que de nouvelles fouilles viennent compléter ces inventaires de surface, permettant de revoir ce chiffre à la hausse : soit près de 500 structures, dont une quarantaine de marae, mais aussi 400 monticules coralliens dont une cinquantaine de sépultures. “Le nombre de structures enregistrées est tout à fait étonnant, surtout pour un atoll“ commente Guillaume Molle. 

Associer fouilles et préservation

L’atoll de Temoe et les zones étudiées en 2010 et 2013.
L’atoll de Temoe et les zones étudiées en 2010 et 2013.
Afin de préserver l’intégrité des structures, notamment des cairns de corail, les chercheurs les ont systématiquement reconstruites à l’identique à l’issue de la fouille. Après l’étude biologique, les ossements ont donc été remis dans leur position initiale. “Seuls des petits échantillons, nécessaires à leur datation et aux analyses ADN, ont été prélevés sur les squelettes, soulignent les chercheurs. Une méthodologie qui permet non seulement de conserver les structures mais aussi de respecter la nature de leur contenu“. 

Au total, 21 sépultures appartenant à des ensembles monumentaux ont été découvertes et fouillées au cours des deux missions de 2010 et 2013. Celles-ci ont livré les restes de 25 individus (dont 11 hommes et trois femmes), dont la position des ossements indique la plupart du temps des corps allongés sur le dos. Mais les chercheurs se sont surtout attardés sur des sépultures “atypiques“, illustrant des pratiques funéraires extrêmement variées.

Comme celle d’un homme, dans les petits os ont migré vers le bas de la structure. “Les éléments du crâne ont (…) été prélevés volontairement après décomposition, ce qui est cohérent avec les pratiques funéraires documentées ailleurs sur l’atoll“ observent les chercheurs. Mais la sépulture est également accompagnée de plusieurs restes de poissons qui ont fait l’objet d’identifications par Vahine Ahuura Rurua, première polynésienne docteur en archéozoologie. Il s’agirait d’un poisson-pierre, dont le placement des arrêtes “suggère“ un placement de l’animal “dans les mains du défunt au moment de la déposition du corps“.

Le procédé est souvent le même : “Le sol corallien a d’abord été légèrement creusé, et les cadavres ont été déposés avant de construire les parois et la couverture des coffrages“. Et à quelques exceptions près, “les sépultures ont fait l’objet de ré-intervention humaine après décomposition, la plus manifeste étant le prélèvement du bloc crânio-facial“. 

Analyses d’ADN ancien

Les deux missions de 2010 et 2013 ont permis de découvrir et de fouiller 21 sépultures appartenant à des ensembles monumentaux.
Les deux missions de 2010 et 2013 ont permis de découvrir et de fouiller 21 sépultures appartenant à des ensembles monumentaux.
Mais les chercheurs vont également recueillir de nombreux ossements de fœtus, dont la majorité était déposés dans les anfractuosités du bloc corallien et associés cette fois à un oursin juvénile. “Nous sommes donc ici face à un ou plusieurs dépôts secondaires et partiels de très jeunes individus seulement, un exemple unique sur Temoe et, à notre connaissance, pour le reste de la Polynésie centrale“ commente les chercheurs. 

Ces résultats préliminaires témoignent, selon les chercheurs, de “l’intérêt archéologique et culturel exceptionnel de cet atoll, de l’exhaustivité - elle aussi exceptionnelle – des inventaires qui y ont été réalisés, de l’ampleur et de la finesse des analyses et de l’étude des rituels funéraires“. Reste à finir le travail considérable d’analyse de l’ensemble des données recueillies au cours des six missions de terrain. 

Par ailleurs, le recours à des analyses d’ADN ancien est envisagé afin de “déterminer les éventuelles relations généalogiques entre les individus inhumés au sein des mêmes ensembles funéraires et ainsi mieux comprendre les logiques sociales et spatiales de ces groupes de structures“. Pas de doute pour les chercheurs, à terme, “ce travail permettra de mieux comprendre la place de Temoe dans son ensemble régional“. 

Ces deux sépultures primaires individuelles ont été mises en place selon un schéma similaire : le sol corallien a d’abord été légèrement creusé, et les cadavres ont été déposés avant de construire les parois et la couverture des coffrages.
Ces deux sépultures primaires individuelles ont été mises en place selon un schéma similaire : le sol corallien a d’abord été légèrement creusé, et les cadavres ont été déposés avant de construire les parois et la couverture des coffrages.

“L'association de restes animaux avec des sépultures humaines n'est pas surprenant”

Guillaume Molle, archéologue et enseignant-chercheur à l'Australian National University

A la lecture de l'article dans le DAP, on a l'impression que l'atoll est un cimetière géant ? 
Je ne dirais pas “cimetière géant”, ça peut donner cette impression car nous avons fouillé et décrit en effet un certain nombre de sépultures associées aux monuments. Mais ce chiffre assez haut est en fait lié à la préservation exceptionnelle des sites sur cet atoll. Dans les autres îles de Polynésie, il y a tout autant, voire plus de sépultures, mais il est plus difficile de les trouver. Car d'une part, certaines ont pu disparaître au cours des deux derniers siècles suite à des travaux d'aménagements, d'autre part parce que les pratiques funéraires anciennes étaient variées, conduisant à une dispersion spatiale des restes humains tant dans les marae, que dans les grottes et abris sous roche en montagne. Dans le cas de Temoe, on a affaire à des concentrations de monuments bien préservés auxquels sont parfois –mais pas toujours– associées des sépultures.

Sait-on si les sépultures sont intervenues avant le “contact“ ?
Les sépultures sont en effet pré-européennes. Les dates les plus anciennes remontent au 13e siècle, et les pratiques mortuaires se poursuivent jusqu'au départ des populations au 19e siècle. Les Mangaréviens enterraient donc les morts puis construisaient les monuments de corail au-dessus des sépultures. Dans quelques cas, nous avons identifié des pratiques consistant à des retours, des réouvertures de tombes plus tardives et des réaménagements des sépultures elles-mêmes, impliquant une gestion des morts dans le temps, peut-être sur plusieurs générations.

Fœtus, ossements humains, restes de poissons : c'est la première fois que vous voyez ce type d'associations ? A-t-on une idée de ce que ça signifie ?  
L'association de certains restes animaux avec des sépultures humaines n'est pas surprenant en contexte polynésien. Nous avons par exemple découvert aux Marquises des restes de chiens ou de cochons déposés avec des ossements humains dans des abris sous roche. Sur les cimetières côtiers à Ua Huka, nous avons aussi des vraies sépultures animales (chien et cochons). Il est difficile d'affirmer la réelle fonction que ces associations humains-animaux ont pu avoir, mais il est certain que les traditions orales et les données ethnographiques ont à plusieurs reprises fait mention d'offrandes accompagnant les défunts. Il est donc possible d'imaginer que dans le cas de Temoe, certains poissons ont pu être déposés avec les morts pour les accompagner dans leur voyage de retour vers Hawaiki, le berceau originel dans la pensée polynésienne.

Pourquoi les missionnaires ont-ils convaincu les habitants de partir ? 
L'arrivée des missionnaires catholiques à Mangareva marque rapidement la fin des rituels anciens, qu'il s'agisse des cérémonies sur les marae ou les pratiques funéraires jugées “paiennes” par le père Laval et les autres pères. Dans la mesure où ils souhaitaient rapidement convertir la population, il importait de se débarrasser de la religion traditionnelle, ce qui entraîna la destruction des marae, par exemple, sur les îles des Gambier. La raison invoquée pour le déplacement, forcé ou non, des habitants de Temoe est tout simplement qu'il fallait éviter d'avoir un petit groupe de “païens” résidant sur l'atoll à seulement 40 km de Mangaréva. En faisant ramener les habitants de Temoe sur Rikitea, les missionnaires s'assuraient ainsi de la bonne marche de leur entreprise évangélisatrice.

Des ossements de petites tailles, correspondant à des restes de fœtus, ont été retrouvés dans cette sépulture.
Des ossements de petites tailles, correspondant à des restes de fœtus, ont été retrouvés dans cette sépulture.

Près de 500 structures ont été recensés sur l’atoll, dont une quarantaine de marae, mais aussi 400 monticules coralliens et une cinquantaine de sépultures.
Près de 500 structures ont été recensés sur l’atoll, dont une quarantaine de marae, mais aussi 400 monticules coralliens et une cinquantaine de sépultures.

Rédigé par Esther Cunéo le Lundi 3 Mai 2021 à 06:49 | Lu 5314 fois