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Mavina Haumani, la voix de l’interprète


Mavina Haumani parcours les couloirs du tribunal depuis 2005.
Mavina Haumani parcours les couloirs du tribunal depuis 2005.
PAPEETE, le 27 juin 2016 - Le septuagénaire est interprète tahitien/français depuis un peu plus de 10 ans au tribunal de Papeete. Une mission qu’il prend très à cœur.

Mavina Haumani a un peu cette figure de vieux sage : des cheveux blanchis par le temps, une voix douce et posée, un regard droit. Au tribunal, où il siège environ deux fois par semaine, il est connu comme le loup blanc. Les avocats, le président et les vice-présidents du tribunal, les greffiers, les prévenus comme les victimes, tout le monde sait qui il est. Le septuagénaire officie comme interprète au tribunal de Papeete. Une mission qu'il a depuis un peu plus de 10 ans.
"J'ai commencé en 2005. C'est ma sœur, interprète elle aussi à l'époque, qui a fait l'intermédiaire entre le tribunal et moi. C'est elle qui m'a dit qu'il y avait besoin d'interprètes…", explique t-il, assit à une table d'une petite salle du tribunal. Après avoir passé plus de 40 ans dans l'enseignement, le jeune retraité décide de se lancer dans cette aventure judiciaire. Tahitien de père et Cook islander de mère, Mavina Haumani a grandi dans une famille bilingue anglais-tahitien. A l'école, il a appris le français puis l'espagnol. "En tant que membre de l'église adventiste, j'ai toujours fait beaucoup de traductions. Aussi, pendant mes études, j'ai obtenu un diplôme me permettant d'enseigner le français dans un pays étranger", souligne le retraité en jouant avec les branches fines de ses lunettes.
Au commencement, Mavina Haumani n'avait pas de spécialité. Il allait à toutes les audiences où il était appelé. "J'ai parfois vécu des situations difficiles. Je faisais les Assises et il y a des choses qui sont assez dures à porter. Après la première année, ça va mieux, on arrive à maîtriser, à ne pas se laisser écraser par les affaires." Et puis, au fil des ans, l'interprète glisse vers la correctionnel. Fini les Assises. "Je ne sais pas comment je suis tombé dans le tribunal correctionnel…", commente le septuagénaire, le sourire aux lèvres.

« NOUS SOMMES LE LIEN ENTRE LES GENS »

Assis dans la salle d'audience, Mavina Haumani écoute avec attention et observe avec minutie, le stylo toujours à la main, réflexe d'ancien professeur. Comme quand il était directeur d'un établissement privé, il sourit parfois des réponses formulées des prévenus. Le tribunal est un petit théâtre dans lequel il a su trouver sa place. "Nous, interprètes, sommes le lien entre les gens. Parler la même langue que l'autre, c'est vraiment une porte ouverte. Il n'y a pas de mur, que ce soit avec les prévenus ou avec les victimes qui ne maîtrisent pas très bien le français. C'est un pont entre les magistrats et eux."
Être ce lien n'est pas toujours évident. Quand il doit traduire les questions du président au prévenu, de grandes portes fermées se hissent parfois devant lui. "Ma mission est de traduire. Mais, de temps en temps, c'est un peu plus compliqué que cela. Le Tahitien est très gentil mais il ne dit que ce qu'il veut. S'il y a une question à laquelle il n'a pas envie de répondre, il va tourner autour du pot, sans jamais répondre franchement."
C'est avec l'expérience qu'il a su maîtriser ce problème. Après des années à assister aux audiences, il a appris beaucoup. "Tu réponds à ma question, c'est tout! Voilà ce que je leur dis… Parfois, les gens veulent me corriger mais je ne me laisse pas faire!", assure l'ancien avec vigueur.
Si c'est avec le respect qu'on attire la sympathie, alors l'interprète a réussi. Toujours prêt à rendre service, il est, au tribunal, en territoire conquis. Car ce qui lui plaît le plus dans cette mission : le pouvoir d'aider les gens et de traduire sa langue natale dans celle de Molière. "Ce que j'aime par-dessus tout, c'est le plaisir que l'on peut ressentir en aidant les gens dans leur situation. Certaines personnes ont un peu la crainte du tribunal et du jugement. Mais ils se sentent rassurés de voir que quelqu'un qui parle la même langue qu'eux est prêt à les aider, ou à les comprendre tout du moins."
Interprète, confident, ami, Mavina Haumani a différentes casquettes. A 70 ans, ce natif de Moorea a le sentiment de faire partie de cette « grande famille » du tribunal de Papeete.
Dans les couloirs du palais, tout le monde le salue et lui sourit, s'arrête souvent pour discuter. Son visage de jeune homme s'illumine. Ce père de deux enfants répond aux questions et accompagne ses conseils d'une poignée de main réconfortante.
Dans cinq ans, Mavina Haumani souhaite se balader encore et encore dans les allées froides du palais de justice. "Jusqu'à ce qu'alzheimer me rattrape", rit-il. La fonction elle-même, l'ex enseignant souhaite qu'elle perdure bien au-delà de sa fonction. "S'il n'y avait plus d'interprète, cela signifierait que la langue tahitienne est morte. En tant qu'enseignant, je ne veux pas la voir disparaître. Il faut la faire vivre et revivre", martèle ce vieux sage. Pour cet homme sage, interpréter, c'est aussi, quelque part, militer.

Bio express

- 29 septembre 1945 : Naissance à Moorea « La plus belle île », selon lui.
- 1990 : Licence en sciences de l’éducation à Lyon, en métropole.
- 2005 : Mavina Haumani prend sa retraite et met fin à sa carrière d’enseignant. Sa sœur lui met le pied à l’étrier de l’interprétariat au tribunal de Papeete.
- 2008 : Il prête serment devant la cour.
- 2016 : Interprète/traducteur au tribunal de Papeete.

Différence entre interprète et traducteur

Selon le dictionnaire Larousse :
• Interprète : Personne qui transpose oralement une langue dans une autre ou qui sert d'intermédiaire, dans une conversation, entre des personnes parlant des langues différentes.
• Traducteur : Personne qui traduit, transpose un texte, un discours d'une langue dans une autre.
Les interprètes du tribunal se cantonnent au fait de traduire les propos d’une personne à une autre, et non pas d’interpréter la loi. Sur la liste des experts du tribunal de Papeete, dont les interprètes et traducteurs font partie, interprétariat et traduction sont regroupés dans la même section. Cependant, à l’intérieur de cette même section, il y a deux groupes distincts : un pour l’interprétariat et un pour la traduction.

Combien gagne un interprète ?

Selon le site du ministère de la Justice, en fonction de la mission, un interprète/traducteur gagne environ 30 euros de l’heure (soit 3584 francs). Lorsqu’il part en mission, par exemple dans le cas d’un tribunal forain (audiences dans les îles), les frais (hébergement, nourriture, voyage), ne sont pas pris en charge.

Le chiffre

11 : C’est le nombre d’interprètes en langue tahitienne inscrits au barreau de Papeete à l’heure actuelle. Parmi eux, neuf sont aussi inscrits en tant que traducteur. Il existe interprètes et traducteurs dans beaucoup d’autres langues : anglo-saxonnes, chinoise, mandarin, japonais et espagnol.

Trois questions à Catherine Levy, conseillère à la cour d’appel

« L’interprète est une aide précieuse pour la justice »

Quel est le rôle de l’interprète ?
Le rôle de l’interprète est d’aider les gens à se faire comprendre. Il a pour mission de traduire littéralement les textes sans les interpréter. C’est une aide précieuse pour la justice ! Ce n’est pas possible d’avoir une justice qui fonctionne sans interprète où que l’on soit et dans n’importe quel domaine ! C’est inscrit dans les textes : tout le monde a le droit d’être compris dans sa langue. C’est une aide pour le justiciable comme pour le magistrat. Pour nous, magistrats, l’interprète aide à la décision. Il nous aide à mieux comprendre le prévenu. Cependant, les interprètes ne doivent absolument pas poser de questions en dehors de nos questions.

Avez-vous déjà vu des débordements à ce propos ?
Il y a eu un cas exceptionnel dernièrement où on a vu l’interprète poser d’autres questions mais le président lui a demandé d’arrêter tout de suite. C’est en tout cas très rare ce genre d’incidents. Les interprètes ont l’habitude de rester dans la neutralité.

Est-ce possible d’envisager qu’un jour les magistrats parlent le Tahitien ?
Depuis peu, les magistrats qui le souhaitent peuvent suivre des cours de tahitien. C’est une formation qui n’est pas obligatoire mais à laquelle de nombreux magistrats se sont inscrits. Personnellement, je trouve que c’est une très bonne idée et que la formation est très enrichissante. Car, au-delà du simple aspect linguistique, c’est aussi le moyen de découvrir la Polynésie et sa culture ! C’est très important pour nous, et pas seulement pour notre travail, mais aussi pour la vie de tous les jours. C’est une formation très précieuse d’une heure et demie par semaine. Celle-ci ne nous aidera peut-être pas à être des experts en tahitien, mais nous aurons au moins quelques notions.

Stanley Cross : « Nous voulions aussi qu’il y ait des interprètes dans tous les tribunaux pour permettre aux justiciables de s’exprimer dans leur langue. »

Il y a 15 ans, Stanley Cross, alors avocat au barreau de Papeete et président de la branche locale de la ligue des droits de l’Homme, a souhaité créer un service de l’interprétariat au sein du tribunal de Papeete. Il s’est heurté, avec les autres avocats James Lau, Théodore Ceran-Jerusalemy et Richard Tuheiava, a certaines difficultés. Celui qui est aujourd’hui avocat honoraire et collaborateur du groupe Union pour la démocratie (UPLD) raconte.

Il existait déjà des interprètes au tribunal, pourquoi avoir voulu créer un service de l’interprétariat ?
Il y a toujours eu des interprètes à la cour d’Assises, au tribunal Correctionnel et au tribunal de police. Mais là, où il n’y en avait pas, c’était devant les tribunaux civils. En général, c’était les greffiers qui faisaient fonction d’interprètes. Or, il ne faut pas oublier que le greffier, lui, est tenu de noter, de faire un résumer de tout ce qu’il se dit. C’est une charge importante. A côté de ça, qu’il fasse l’interprète, c’est quand même une charge en plus pour lui. Devant les juges d’instruction, c’était un peu la même chose. C’est vrai qu’à une époque où j’étais avocat et président de la Ligue des droits de l’homme, avec quatre autres avocats, nous avons décidé de nous battre pour cela, de dire qu’il n’était pas possible de continuer dans ces conditions là. Il fallait qu’il y ait un service de l’interprétariat. Dans les enquêtes, nous avons souvent été confrontés à des personnes qui, dans la préparation de la défense, quand nous étions amenés à lire leurs déclarations, nous disaient : « Mais je n’ai jamais dit ça.. » Peut-être que certaines personnes mentaient mais il s’est avéré que, la plupart du temps, les gens n’avaient vraiment pas dit ça. Dans les affaires criminelles, cela pose un vrai problème.

Comment avez-vous procédé pour faire bouger les choses ?

Il y a eu, en 2001, cette opportunité au niveau du Pays de réformer complètement le code de procédure civile, qui datait déjà de 1964. Mon épouse était à l’Assemblée de Polynésie à cette époque là dans le groupe Tavini Huira'atira, avec Oscar Temaru. J’ai donc proposé à ce dernier de faire évoluer les choses. J’ai préparé des amendements afin d’introduire la possibilité pour tout justiciable polynésien de pouvoir écrire en langue polynésienne. Nous voulions aussi qu’il y ait des interprètes dans tous les tribunaux pour permettre aux justiciables de s’exprimer dans leur langue. Il s’est trouvé aussi qu’à l’époque, beaucoup de nouveaux greffiers arrivaient et eux, ne parlaient pas forcément bien le Tahitien. Cette réforme et ces propositions d’amendements sont donc tombées à point nommé.

Que s’est il passé ensuite ?

L’Assemblée a adopté tous les amendements à l’unanimité. Je ne m’attendais pas du tout à cela, j’ai été très touché. C’est un combat que je menais déjà depuis 5 ou 6 ans au sein du Palais de justice en tant que président de la ligue des droits de l’homme. Mais le bâtonnier de l’époque a décidé de saisir le Haut-commissaire pour demander de déférer ce code de procédure civile et surtout, pour demander l’annulation de toutes ces dispositions.

Qu’avez-vous fait alors ?

C’est à ce moment là que nous avons réagi très fortement. Sur un plateau de télévision, j’étais interrogé par rapport à ce sujet, et cela me tenait tellement à cœur que j’ai traité mon bâtonnier de raciste et colonialiste. A la suite de cela, nous, les quatre avocats, avons fait l’objet d’une procédure disciplinaire de l’ordre des avocats de Papeete. Le dossier a été transféré à la cour d’appel. Nous avions appelé des témoins de moralité à la barre, et j’avais demandé au pasteur de l’église évangélique de venir. Il a eu cette belle phrase, qui m’avait beaucoup ému : « Monsieur le Président et monsieur les juges, vous savez, quand je vais dans votre pays en France, par respect pour vous, je parle votre langue et lorsque je reviens dans mon pays, par amour pour vous, je continue à parler votre langue. Quand est-ce que vous allez apprendre ma langue pour que je puisse, chez moi, parler ma langue ? » Nous avons été relaxés car la cour a estimé que les faits étaient prescrits mais elle a tout de même reconnu que les propos étaient quand même injurieux, ce qui, aujourd'hui, me paraît normal. Je reconnais que je suis allé trop loin dans mes propos…

Finalement, le service n’a jamais été créé…
Même si le service en lui-même n’a pas été créé, notre combat a tout de même eu un impact. Par exemple, aux affaires de terre aujourd’hui, il y a un interprète. S’il n’a pas été créé, c’est pour des raisons budgétaires. De plus, on cherche par tous les moyens qu’il y ait au moins un interprète pour le juge forain. Ça a quand même réveillé les consciences ! De plus, les magistrats instructeurs prennent la peine, quand ils ont à faire à quelqu’un qui a du mal à s’exprimer en français, de demander un interprète et ne font plus appel à leur greffier. L’idéal serait bien évidemment d’avoir des magistrats polynésiens qui parlent cette langue…


Rédigé par Amelie David le Lundi 27 Juin 2016 à 17:41 | Lu 6628 fois