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Ludmilla Tapea, benjamine du fare Vana’a


TAHITI, le 31 mai 2023 - Tahiti, le 31 mai 2023 - Elle est l’un des nouveaux visages de l’académie tahitienne. Ludmilla Tapea, 62 ans, devient la plus jeune des membres du Fare Vana’a. Elle espère pouvoir y mettre à profit le savoir et l’expérience qu’elle tire de sa carrière de professeure pour permettre à tous de se réapproprier la langue.

Elle a mis du temps à se décider, à décider d’envoyer sa candidature à l’académie tahitienne. Encouragée par sa famille et ses amis proches, Ludmilla Tapea a fini par sauter le pas. En avril, elle a fait une demande. Elle a reçu une réponse positive, il y a quelques jours. Elle remplacera Monseigneur Hubert Coppenrath au Fare Vana’a. À cette annonce, elle s’est sentie partagée : “J’étais très heureuse bien sûr, mais en même temps je me suis dit : ‘Maintenant, je ne peux plus reculer !’ Or, je sais qu’il y a énormément de travail.

Ludmilla Tapea espère que son entrée à l’académie tahitienne contribuera à faire changer le regard porté sur l’établissement. “Quand on parle du Fare Vana’a, on a généralement un avis assez négatif. On imagine des personnes âgées qui ne font rien et qui ne servent pas les non-académiciens. Or de ce que j’ai pu apercevoir, ce n’est pas du tout le cas !” Ludmilla Tapea affirme que les membres “bossent énormément”. En entrant, elle veut “apporter sa pierre à l’édifice” en gardant l’objectif qu’elle vise depuis toujours, à savoir permettre à toutes et tous de se réapproprier la langue tahitienne. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle est devenue professeure, qu’elle a participé à la traduction du dessin-animé Vaiana, écrit des livres ou encore qu’elle a conçu des jeux éducatifs pour les enfants.

Souvenirs

À la question : “Es-tu originaire de Tahiti ?” Ludmilla Tapea répond : “Qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui ?” Elle est née en 1960 à Papeete, d’une mère venant de Rurutu et d’un père venant de Raiatea. “Je suis Polynésienne, mais je revendique mes origines des îles Sous-le-Vent et des Australes.”

Ses parents.
Ses parents.
Son père, gendarme, a permis à la famille de voyager, et notamment de découvrir les îles. Ludmilla Tapea était à Moorea quand elle a fait ses premiers pas en maternelle. “J’étais très jeune. L’école était en face de la maison. Je n’avais qu’à traverser la route. Je n’avais pas l’âge pour y entrer mais je m’asseyais sur les bancs et je répondais à la place des autres élèves. La directrice a demandé à ma mère de m’inscrire.” Pourquoi attendre, dans ce contexte ?

À 10 ans, direction Bora Bora. Ludmilla Tapea revient sur cette période visiblement émue. “La vie était si belle là-bas.” Elle a suivi son primaire à Bora Bora puis a été envoyée en pension au collège d’Uturoa, à Raiatea, puisqu’il n’y avait pas de collège sur la perle du Pacifique. En dehors des cours, elle retrouvait copains et copines. “C’est avec eux que j’ai appris le tahitien, car nous n’avions pas le droit de le parler à l’école. Et à la maison, on devait échanger en français.”

“On était heureux”

Avec les copains et copines, elle jouait, se promenait dans la nature. Elle allait se baigner, pêcher. À chaque saison, son activité. La petite troupe s’amusait avec des toupies qu’elle confectionnait elle-même, des bâtons (rērē), des ficelles pour réaliser des figures, les fruits du miro ou les fleurs des flamboyants. Elle récoltait des graines (celles qui composent les colliers) qu’elle envoyait à l’aide de sarbacanes faites à base de tiges de papayer. Ludmilla Tapea pouvait également aller au cinéma. Elle savourait, en juillet, les fêtes du Tiurai. “On était heureux, on ne payait rien.” Ludmilla Tapea résume : “C’est à Bora Bora que j’ai appris à vivre tout simplement, à sociabiliser, aller à la rencontre des autres, respecter la nature, apprendre en regardant.”

Changement de décor

En 1974, Ludmilla Tapea est admise au lycée Paul Gauguin à Tahiti. Un changement de vie radical. Elle était “très encadrée” : son père veillait. “Il n’avait pas besoin de dire grand-chose. On le respectait. Ma mère aussi d’ailleurs.” Cependant, le lien avec Bora Bora n’était pas coupé, la famille y passait toutes ses vacances. En sortant du lycée, Ludmilla Tapea est entrée tout naturellement à l’École normale pour devenir enseignante. “Je voulais être prof…. et chanteuse”, plaisante-t-elle. Attirée par la langue anglaise qu’elle entendait souvent à Bora Bora, elle envisageait d’apprendre à la transmettre.

À 18 ans donc, elle a entamé ses études supérieures. “On était rémunéré, alors, cette période coïncide aussi avec mes premières sorties, mes premiers voyages, mes premières expériences en somme.” À propos des cours qui ont duré deux ans, elle se rappelle en particulier un couple de professeurs. “Monsieur et madame Bordenave, sévères mais justes, pointilleux et rigoureux. Je me suis rendu compte après de tout ce qu’ils nous ont donné du point de vue pédagogique.” Ces premières années d’étude lui ont aussi donné le goût pour la langue tahitienne : “J’ai trouvé un très grand intérêt au reo tahiti. J’apprenais tant !

À 20 ans, Ludmilla Tapea, diplômée, a commencé l’enseignement dans une école à Papara. En 1985, elle est retournée sur les bancs de l’école pour passer le diplôme de Professeur d’enseignement général des collèges (PEGC) en filière français et tahitien. “J’ai fait partie de la deuxième promotion.” Elle s’est à nouveau gorgée de savoirs pendant 3 ans, réalisant des stages dans différents sites. Elle a ensuite pris un poste au collège d’Arue pendant 5 ans puis au collège de Punaauia pendant 5 ans. Elle a également travaillé plusieurs années à Bora Bora et au lycée de Raiatea. “Là, j’ai eu en cours les enfants de mes amis de pension.” Elle s’en amuse.

Son amie Christiane, co-auteure.
Son amie Christiane, co-auteure.
Ludmilla Tapea a pris sa retraite en 2011. Toutes ses années d’enseignement, malgré les difficultés qu’elle ne cache pas, ont été “des années de bonheur”. Ce qui lui importe c’est la pédagogie, la transmission. Elle a le souci de partager ce qu’elle sait mais surtout de s’assurer que son savoir atteint sa cible.

Quant à la chanson, Ludmilla Tapea s’en est donnée à cœur joie pendant ses “années Bafa” [Brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur, NDLR]. Elle a d’abord été animatrice puis formatrice des animateurs. Cela a duré 18 ans. “C’est là que j’ai pu chanter, j’y étais pendant toutes les vacances.

Un emploi du temps chargé

Depuis qu’elle est à la retraite Ludmilla Tapea a “un emploi du temps chargé”, plaisante-t-elle. Vacataire à l’université de la Polynésie française (UPF), à l’École supérieur du professorat et de l’éducation (Espe) puis à l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (Inspe), elle a également intégré l’équipe de traducteurs du dessin-animé Vaiana, fin 2016. Ils étaient sept au total. “On a parcouru ensuite les îles Sous-le-Vent et la Nouvelle-Calédonie pour faire des projections de ce long métrage auprès des élèves.

Sa mère a été touchée par la maladie d’Alzheimer. “J’ai intégré l’association Polynésie Alzheimer. J’y anime des formations depuis 2015 pour les aidants”. Elle a rejoint l’association Amazones Pacific. “J’ai déjà eu deux cancers. Et on ne dit jamais deux sans trois”, dédramatise-t-elle. “Je reste optimiste car il y a pire que nous non ?” Elle a également, avec ses enfants et petits-enfants fondé une association baptisée Tu’ite arii en décembre 2021. “L’idée est de promouvoir la langue et son apprentissage.” Elle intervient dans des classes avec des outils pédagogiques ludiques, se rappelant les jeux auxquels elle jouait petite à Bora Bora. Aujourd’hui, ils lui permettent de donner envie aux nouvelles générations d’apprendre le reo tahiti pour le parler.

Elle collabore avec Speak Tahiti Parau parau tahiti. Elle a aussi écrit sa biographie parue à l’occasion des 50 ans de l’académie tahitienne fin 2022 et rédigé avec son amie Christiane Tetahina Mare deux livres : Nā tātou terā (2020) et Tē ta'a ra ia 'oe (2022). Un troisième ouvrage, Proverbes et dictons de Tahiti, vient tout juste de paraître aux éditions Gérorama. Le duo en prépare un quatrième sur les jeux de ficelles avec des photos et vidéos.

C’est avec tout ce parcours, ses souvenirs, ses rencontres, ses réussites et ses échecs que Ludmilla Tapea fait son entrée au Fare Vana’a. Son bagage, si riche, apportera sans doute plus qu’une pierre à l’édifice de la sauvegarde et de la transmission du reo tahiti.

Rédigé par Delphine Barrais le Mercredi 31 Mai 2023 à 17:43 | Lu 1712 fois