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Loi Morin : la suppression du risque négligeable validée à Paris


PARIS, 6 février 2017 - A l'occasion des débats autour de la loi "Égalité réelle pour l'Outre-mer", sénateurs et députés ont entériné un changement radical dans le mode de calcul des indemnisations des victimes du nucléaire. Les élus ont supprimé la notion de "risque négligeable", ouvrant ainsi la voie selon eux à une "automaticité" des réparations financières.

Les négociations ont été ardues, tendues même, mais pour les élus polynésiens le résultat est là : un amendement est glissé dans la loi "Egalité réelle pour l'Outre-mer", pour supprimer de l'article 4 de la loi Morin le "risque négligeable" en matière d'exposition nucléaire.

C'est une avancée majeure qui vient de se produire à Paris dans le dossier des indemnisations des victimes du nucléaire. Lundi, tard dans la soirée, la commission mixte paritaire du Parlement français a adopté à l’unanimité la suppression du principe de risque négligeable de la loi Morin. Le texte ainsi amendé doit encore être présenté devant l’Assemblée nationale et au Sénat, avant validation. Il propose une nouvelle rédaction de l’article 34 nonies du projet de loi sur l'égalité réelle, quant aux critères relatifs à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires.

C'est jusqu'ici en arguant d'un "risque négligeable" d'exposition aux rayonnements ionisants que le Civen (Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires) a presque systématiquement retoqué les demandes des anciens travailleurs des sites nucléaires atteints d'une des 21 maladies reconnues comme potentiellement radio-induites, ou de leurs descendants.

"C'est un moment historique"

Depuis 2010, sur près de 1060 demandes d’indemnisation manifestées sous l’égide de la loi Morin, seules 54 ont définitivement obtenu gain de cause, soit directement par le fait du Civen (19), soit à l’issue d’une procédure contentieuse devant la justice administrative (35).

A l'Assemblée nationale, lundi soir les parlementaires polynésiennes arboraient le sourire de celles qui sont heureuses mais aussi un peu surprises de leur victoire. "C'est un moment historique, je suis très émue, nous venons de gagner une bataille très importante pour la Polynésie, se félicitait la sénatrice Lana Tetuanui. Pour que la commission mixte paritaire adopte ce changement à l'unanimité nous avons ressenti le mana de la Polynésie. Ce combat, on le mène depuis des années : nous avons déjà trop attendu. Cette mesure sera effective dès que la loi sera promulguée".

Si le combat a été si rude en coulisses, c'est que le gouvernement Valls a tenté de négocier un compromis jusqu'au dernier moment. La loi Morin, qui fixe les critères d'indemnisation devait initialement être amendée à la marge, via la modification d'un décret d'application. C'est le Conseil d'Etat qui a contraint le gouvernement français à passer par une loi afin de changer les dispositions de la loi d'indemnisations des victimes des essais nucléaires.

La ministre des Outre-mer, Ericka Bareigts avait en conséquence, le 19 janvier dernier, fait adopter par le Sénat un amendement de dernière minute à la loi "Egalité réelle" pour l'Outre-mer, de programmation et portant autres dispositions en matière sociale et économique. L'amendement 34 nonies de ce projet de texte visait l’article 4 de la loi Morin afin que soit inscrites les mesures prévues par le projet de décret modificatif d’application voulu par le gouvernement français (notamment l'abaissement de la probabilité de risque négligeable de 1 % à 0,3 %).

Procédure parlementaire en cours

Problème, cet amendement ne prenait pas en compte la modification majeure demandé par le gouvernement polynésien, en novembre dernier et réclamée depuis des années par les élus et associations : la suppression du principe de risque négligeable, obstacle majeure aux demandes d’indemnisation.

Il faut maintenant que l'Assemblée nationale valide ces changements lors d'un vote solennel prévu jeudi 9 février au Palais Bourbon. Les élues polynésiennes sont confiantes sur le fait qu'aucune modification de dernière minute ne viendra perturber les avancées qu'elles ont obtenues.

Il se pourrait toutefois que rien ne soit acquis : de l'avis de nombreux participants, la sénatrice Lana Tetuanui a arraché le compromis au forceps à la commission mixte paritaire. "La balle est désormais dans le camp du gouvernement, on voit mal comment il pourrait revenir dessus mais cela coûtera quelque argent", résume le député de Guadeloupe Victorin Lurel, rapporteur du texte à l'Assemblée nationale.

"Nous nous félicitons de cet amendement qui permet de mettre un terme à une question essentielle pour les institutions polynésiennes et les associations", a réagi lundi à Papeete le porte-parole du gouvernement, Jean-Christophe Bouissou. "Et on sait qu'il y a à Paris une volonté d'aboutir". S'il est validé jeudi par l'Assemblée nationale, ce projet de texte sera présenté au Sénat avant la fin du mois.

La sénatrice Lana Tetuanui, lundi à l'issue de la commission mixte paritaire.
La sénatrice Lana Tetuanui, lundi à l'issue de la commission mixte paritaire.
L'article 34 nonies présenté par la sénatrice Lana Tetuanui et adopté lundi par la commission mixte paritaire du Parlement :

I. – Au premier alinéa du V de l’article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français le membre de phrase : « à moins qu’au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable. » et la phrase « Le comité le justifie auprès de l’intéressé. » sont supprimés.

II. – Lorsqu’une demande d’indemnisation fondée sur les dispositions du I de l’article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français a fait l’objet d’une décision de rejet par le ministre de la défense ou par le comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires avant l’entrée en vigueur de la présente loi, le comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires réexamine la demande s’il estime que l’entrée en vigueur de la présente loi est susceptible de justifier l’abrogation de la précédente décision. Il en informe l’intéressé, ou ses ayants droit s’il est décédé, qui confirment leur réclamation et, le cas échéant, l’actualisent. Dans les mêmes conditions, le demandeur, ou ses ayants droit s’il est décédé, peuvent également présenter une nouvelle demande d’indemnisation, dans un délai de douze mois à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi.

EXPOSE DES MOTIFS

Le 6 juillet 2016, lors de la réunion de la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires, Mme Marisol Touraine, ministre de la santé et des affaires sociales, a soutenu que le processus législatif serait trop long pour modifier la loi Morin et qu’il serait plus rapide de procéder par décret. Un projet de décret a donc été distribué pour avis aux membres de la Commission.
Le gouvernement de la Polynésie française a rendu son avis sur ce projet de décret le 14 décembre 2016 : il se prononce sans ambiguïté sur la suppression de la notion de risque négligeable à l’article 4.V de la loi de reconnaissance et d’indemnisation des victimes des essais nucléaires. Cet avis rejoint les avis exprimés par le Président de l’Assemblée de la Polynésie française et des trois associations polynésiennes Moruroa e tatou, Tamarii Moruroa et 193 qui, tous, ont demandé le retrait du risque négligeable de la loi. Il est important de souligner cette unanimité des Polynésiens qui, de ce fait, demandent que la loi d’indemnisation s’appuie sur le principe de présomption de causalité.
Le 19 janvier 2017, lors du débat au Sénat sur le projet de loi sur l’égalité réelle Outre-mer, Mme Ericka Bareigts, ministre des outre-mer, dépose un amendement inattendu introduisant dans la loi Morin le texte du projet de décret qui ne tient pas compte de l’avis exprimé par les institutions et associations polynésiennes et sans aucune consultation préalable. Cet amendement fixe un seuil de 0,3 % en-dessous duquel le risque que l’une des maladies radioinduites puisse être attribuée aux essais nucléaires.
Il est étonnant qu’un montant chiffré (0,3 %) puisse être fixé dans la loi sans que la méthode utilisée pour y parvenir soit indiquée ou évaluée. Rappelons que cette méthode utilisée par le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires pour examiner les demandes a permis, selon le rapport 2015 du CIVEN, de rejeter 98 % des 1042 demandes d’indemnisations déposées.
De plus, le texte de l’amendement (comme cela avait été le cas pour le projet de décret soumis à l’avis du gouvernement de la Polynésie française) n’est accompagné d’aucune étude d’impact permettant d’évaluer si le seuil retenu de 0,3 % permettrait d’augmenter sensiblement le nombre des indemnisations. Etant donné que les parlementaires n’ont aucune idée de son efficacité ils ne sauraient se prononcer sur un tel seuil.


Rédigé par Julien Sartre, avec JPV le Lundi 6 Février 2017 à 09:59 | Lu 4914 fois