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Lettre ouverte de Yvannah Pomare Tixier - Pomare V : le refus de l’humiliation


Tahiti, le 13 mai 2025 - Dans une longue lettre envoyée aux rédactions lundi soir, Yvannah Pomare Tixier, descendante de la Reine Pomare, revient en détail sur la vie du Roi Pomare V, et n’a pas apprécié les mots de la représentante Tavini à l’assemblée, Pauline Niva, qui expliquait que l’ancien roi était un “ivrogne”.
 
Le Tavini Huiraatira a fait du fa’atura un élément clé de sa campagne, commence-t-elle par rappeler. Pourtant, j’ai entendu les mots de la représentante à l’assemblée de la Polynésie, Pauline Niva. Je l’ai entendue parler de Pomare V et lui manquer de respect. Je l’ai entendue le qualifier “d’ivrogne”, avec un ton de mépris qui m’a révolté. Et depuis, une question me hante : qui est-elle pour juger ainsi mon tupuna ? Qui est-elle pour juger ainsi un ari’i ?
 
À l’époque de nos ari'i, une telle offense aurait été impensable et sévèrement sanctionnée. Elle aurait payé de sa vie cet affront que personne jusqu’à présent ne s’était publiquement permis. Pomare V n’était pas un roi parfait – aucun souverain, aucun chef, aucun être humain ne l’est. Ceux qui le jugent aujourd’hui sont-ils eux-mêmes exempts de reproches, eux qui ont été élus avec un programme basé sur le “Fa’atura”?
 
Pomare V : le dernier ari’i de Tahiti
 
Le 29 juin 1880 marque en effet un tournant capital dans l’histoire de Tahiti : le roi Pomare V signe l’acte de cession de ses États à la France, mettant fin à la monarchie tahitienne instaurée en 1815 par son grand-père, Pomare II.
 
Ce geste est souvent présenté aujourd’hui comme l’aboutissement inéluctable de la domination coloniale. Pourtant, l’examen des faits, les correspondances diplomatiques, les relations familiales et les tensions internes racontent une histoire bien plus complexe : celle d’un roi tiraillé entre loyauté dynastique, manœuvres étrangères et drames personnels.
Non, madame Pauline Niva ! Pomare V n’a pas “abandonné” Tahiti pour quelques bouteilles de rhum et une rente. (…)
 
Héritier d’un projet d’unification
 
Le règne de Pomare V s’inscrit dans une dynamique politique initiée dès les débuts du XIXe siècle : l’unification des chefferies tahitiennes. Soutenu par les missionnaires protestants de la London Missionary Society Pomare II chercha à stabiliser les conflits entre clans, notamment entre la famille royale des Pomare et les puissants chefs Teva. (…)
 
C’est dans ce contexte que Pomare II donne une sépulture digne à ‘Opuhara tué lors de la bataille de Fe’i-Pi et adopte Ariitaimai, petite-fille de Tati, grand chef des Teva. Elle devint la sœur adoptive de la future souveraine et l’une des femmes les plus influentes de son époque, au croisement du pouvoir local et des intérêts étrangers, mariée à Alexander Salmon, un commerçant d’origine juive-anglaise et secrétaire de la Reine Pomare IV.
 
Mariage et échec politique
 
Pomare IV souhaitait marier un de ses fils – Ariiaue, Teratāne ou Teriitapunui – à une des filles d’Ariitaimai pour sceller l’unification des chefferies de Tahiti. Alexander Salmon s’y opposa, jugeant les Pomare indignes de ses filles.
 
Ce n’est qu’après la mort de Salmon, en 1875, que le mariage entre le prince Ariiaue (futur Pomare V) et Marautaaroa Salmon, fille d’Ariitaimai, fut arrangé entre les deux mères, sur fond de stratégie dynastique. Cette union symbolisait l’aboutissement du projet d’unification. (…)
 
Mais ce mariage fut un échec. Ariiaue s’était éprit de sa belle-sœur Isabelle Shaw, veuve de son frère Tuavira, et négligea Marau, avec laquelle il n’eut aucun enfant. (…) Cette rupture, loin d’être seulement intime, fragilisa l’alliance politique entre Pomare et Teva.
 
À la mort de sa mère, la grande Ari’i Pomare Vahine en 1877, Ariiaue lui succéda sous le nom de Pomare V, sans y être préparé.
 
Les tensions entre puissances internationales étaient alors vives : l’Angleterre et l’Allemagne cherchaient plus que jamais à s’implanter dans le Pacifique, tandis que certaines branches de la famille Salmon soutenaient le protectorat anglais ou allemand.
 
Dans ce jeu d’influences, la France voulait transformer le protectorat en annexion pleine et entière. Mais Pomare V, refusa dans un premier temps. Il se méfiait des ambitions étrangères autant que de celles de sa propre belle-famille.
 
En 1879, un événement inattendu bouleversa la situation : Marautaaroa donna naissance à une fille, Teriinui-o-Tahiti, dont le père était un officier de la Marine française, d’Oncieu de la Bathie. Nous, descendants de Pomare, nous le savons tous.
 
Pomare V, incapable de procréer (fait médicalement établi par des témoins contemporains), refusa de reconnaître l’enfant. Le nom donné à la fillette – Teriinui-o-Tahiti, “La grande princesse de Tahiti” – n’était pas neutre : il s’agissait d’une déclaration de succession. Marau, en bonne stratège, voulait faire de sa fille la future reine, et régenter le royaume en attendant.
 
Pour Pomare V, l’idée que le trône s’offre à une enfant illégitime, issue du clan rival, et surtout que son “épouse” puisse être la Régente était insupportable. Il déclara, selon le gouverneur Chessé, que pour lui “la Reine n’existe pas”. Sa décision était prise : plutôt que de voir sa monarchie capturée de l’intérieur, il choisit de l’éteindre. (…)
 
L’annexion : une décision, pas une capitulation
 
Entre avril et juin 1880, des négociations intenses eurent lieu entre Pomare V et le gouverneur Chessé. Le roi insista pour consulter les chefs de district avant toute signature. Le 29 juin 1880, neuf chefs et onze notables se réunirent à Papeete, dans le Palais du Roi. Tous donnèrent leur assentiment. Le premier à signer fut Maheanuu a Ma’i, chef de Faaa et… oncle de Marau. L’ironie de l’histoire n’échappa à personne.
 
Ce jour-là, aucun combat ne fut livré, aucun Tahitien ne mourut. L’annexion se fit dans la légalité, par choix, dans une logique de clôture politique voulue par un roi désabusé. Le geste de Pomare V fut, en somme, un refus de l’humiliation dynastique, plus qu’une soumission à la France.
 
Il aura fallu la décision de célébrer le statut d’autonomie, pour que certains considèrent le 29 juin comme un “jour de deuil”, 104 après. Il ne l’avait jamais été auparavant. Ce fut donc par pure opportunité politique. Mais il est surtout historiquement faux de le considérer comme un jour de conquête violente. (…).
 
Réduire Pomare V à un roi incompétent ou à un “ivrogne” sans épaisseur historique est un manque évident de connaissance. Et quand on se prétend “mā’ohi”, mépriser autant nos Tupuna est une insulte à l’intelligence politique de nos anciens. Ce type de discours, souvent véhiculé dans un prisme idéologique particulier relève d’un néo-colonialisme intellectuel : il consiste à retirer aux peuples autochtones toute capacité d’agir, de choisir, de penser stratégiquement. Quelle tristesse !
 
Non, Madame Niva, Pomare V n’a pas été un pion. Non, Madame Niva. Pomare V n’était pas un “ivrogne”. Il fut un souverain, témoin d’un monde qui s’écroulait, et il a fait ce que font les dirigeants depuis toujours : il a décidé, il a tranché, seul, avec lucidité, quitte à disparaître avec sa couronne. Prendre une telle décision relève du courage politique. Courage politique que votre majorité n’a toujours pas eu pour notre population, sauf pour s’attaquer aux symboles ou augmenter les indemnités de vos élus ou vous attribuer toujours plus de privilèges.

Yvannah Pomare Tixier


 

Rédigé par Bertrand PREVOST le Mardi 13 Mai 2025 à 13:35 | Lu 7005 fois