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“Les avocats sont à pied d’œuvre”


“Les avocats sont à pied d’œuvre”
Tahiti, le 24 mars 2020 - Face à l’arrivée du coronavirus, le bâtonnier du barreau de Papeete, Me Benoît Bouyssié, s’inquiète de l’évolution de la profession et rappelle que les avocats sont, malgré les mesures de confinement, toujours mobilisés pour assurer la défense et assister leurs clients, que ce soit lors des audiences ou à Nuutania et Tatutu. 
 
Après la mise en place de certaines mesures – fermeture du tribunal au public, tenue des “urgences judiciaires”, comment les avocats s’organisent-ils?

“Dès le lundi 14 mars, j'avais réuni un conseil de l'ordre qui s'était prononcé pour le confinement et l'application immédiate de la directive ministérielle. Depuis ce jour, le conseil de l’ordre s’est organisé pour tenir des séances de visio-conférence et peut fonctionner de façon totalement dématérialisée ; les membres du conseil sont en lien constant plusieurs fois par jour. De leur côté, les avocats continuent de travailler comme avant le confinement, depuis leur cabinet ou par tous les modes dématérialisés afin de limiter au maximum leurs déplacements.”
 
Quelles sont vos inquiétudes sur l’évolution actuelle de la profession ?

“L'avocat se déplace au quotidien en clientèle, sur des sites d'expertise, au tribunal, dans les locaux de gendarmerie ou à la DSP (Garde à vue), à l’hôpital, dans les centres de détention de Nuutania ou de Tatutu, etc. A ce jour, ils continuent de le faire, et je peux même vous dire que le jeune barreau prend une part importante à ces missions au travers d’un groupe de défense pénale, qui intervient dans des conditions très dégradées pour des indemnisations parfois misérables, qui ne sont affectées d’aucune indexation sur le coût de la vie, et qu’ils recevront dans plusieurs mois si le virus n’a pas raison d’eux également. Votre question me permet d’insister sur un point très important : le confinement permet de lutter ensemble contre le Covid-19, mais pour un avocat, le confinement est synonyme de perte totale de revenus, alors que les principaux fournisseurs, eux, n’attendent pas. Les avocats ne savent donc pas ce qui les attend au 30 mars et ils ne sont pas les seuls. Le gouvernement a su prendre rapidement quelques mesures, que nous avions d’ailleurs sollicitées, pour alléger ou différer certaines charges, et il faut s’en féliciter mais ne sera pas suffisant si la situation perdure au-delà de 14 jours. Aussi, il est important que les clients, qui ont actuellement un contentieux en cours, sachent que leur avocat est toujours à pied d'œuvre et qu'ils peuvent toujours l'appeler même si les déplacements ou les rendez-vous sont aujourd'hui réduits. Aujourd’hui, j’ai de vives inquiétudes sur la capacité de certains cabinets à préserver leur équilibre financier.”
 
Dans quelles conditions peuvent-ils actuellement travailler en sécurité ? Est-il encore possible de rendre visite à un client détenu ?

“Les conditions de travail des avocats sont ma préoccupation au quotidien, et pas seulement depuis la crise Covid 19. Depuis des années, nous dénonçons le système de l’AJ (des indemnisations parfois indignes) l’absence de locaux adaptés au sein du palais de justice (notamment pour garantir les conditions de confidentialité de l’entretien avocat/client) les conditions de détention etc. Et, plus globalement l’absence de moyens dont souffrent les juridictions, et nous attendons des soutiens en retour quant à nos propres contraintes et conditions d’exercice. Dans chacune de ses missions, l'avocat travaille dans un contexte de proximité avec son client, qui relève désormais d’une “promiscuité judiciaire” dangereuse pour sa santé. Aujourd'hui, les avocats ne sont pas mis en mesure d’effectuer leur travail en sécurité mais au contraire exposent leur santé. J’ai une pensée particulière pour le groupe de défense pénale que nous avons constitué depuis trois ans, composé d’avocats qui continuent d'assurer leurs missions du mieux possible durant cette crise. Pas de gants ni de masques FFP2 ni de solutions hydroalcooliques pour eux et j’ai dû “ruser” pour me procureur des masques d’un autre type, sans doute moindrement efficaces. Je rappelle à cet égard, puisque vous m'en donnez l'occasion, que l’intervention de l'avocat est conditionnée à l'assurance de la protection optimale qui relève de la seule responsabilité de l'État sans aucune exception possible. Depuis le début de cette crise, j’ai rappelé à mes interlocuteurs que l'avocat devait en toutes circonstances avoir un entretien avec ses clients dans les conditions conformes aux recommandations sanitaires, que ce soit au tribunal, dans les locaux de garde à vue, à la maison d’arrêt.”
 
Comment pouvez-vous vous adapter ?

“Ce n’est pas aux avocats de s'adapter et de se mettre en danger, c'est à l'État d'assumer sa responsabilité, de ne pas exposer qui que ce soit au danger et préserver les droits de la défense. Je ne veux pas être le bâtonnier qui suivra au cimetière le cercueil d'un greffier, d'un enquêteur, d'un huissier, d'un magistrat ou d'un avocat. Est-ce que les avocats peuvent effectuer leur travail en sécurité ? Pas encore mais nous avons reçu aujourd’hui une nouvelle procédure spécifique qui vise à faire respecter les gestes au sein de la prison de Nuutania. Est-il encore possible de rendre visite à un détenu ? La réponse est oui, mais ces visites sont actuellement extrêmement réglementées et par conséquent limitées. Or, le CNB (conseil national des barreaux) demande que les avocats bénéficient de toutes les protections sanitaires matérielles, juridiques, économiques et sociales pour pouvoir continuer à faire fonctionner le système juridique dont notre pays a actuellement besoin. Ce n’est pas le cas, mais le point positif à relever est que paradoxalement cette crise, qui oblige chacun à recentrer les objectifs, a permis la restauration d’une communication de grande qualité entre le barreau et les chefs de Cour.”
 
La garde des sceaux, Nicole Belloubet, a annoncé le 23 mars qu’elle envisageait de faire libérer 5 000 détenus en fin de peine afin de désengorger les prisons face à la propagation du coronavirus. Est-ce une mesure que l’on pourra éventuellement envisager en Polynésie si le confinement vient à durer plusieurs semaines ?

“Toute la profession a alerté Madame la garde des Sceaux sur la situation du contentieux des étrangers, sur les conditions de détention dans les centres de rétention des aéroports ou encore sur les menaces qui pèsent sur les détenus durant la crise Cocvid 19. Ma préoccupation est grande concernant Nuutania, dont nous connaissons la situation puisqu’elle est dénoncée depuis des années, même si l’ouverture de Tatutu a réduit la surpopulation carcérale à Faa'a. Le risque dénoncé est désormais passé au stade de la réalité et Mme la Garde des sceaux semble avoir pris en compte le risque surajouté lié à l’engorgement des prisons françaises. J’ignore à ce jour ce qu’il en sera en Polynésie, cette décision n’est pas, loin s’en faut, entre mes mains, et si elle parait sage elle doit aussi être mesurée. Il appartient en tout état de cause à chaque avocat, et c’est encore là une recommandation du CNB, de s’assurer du respect des recommandations sanitaires et de signaler les manquements aux règles élémentaires de protection dans l’enceinte des tribunaux et des lieux de détention. Nous avons reçu de nos instances nationales des rappels répétés en ce sens. Mêmes confinés, les avocats ne doivent pas cesser de dénoncer les manquements aux libertés individuelles.”
 
 
 

Rédigé par Garance Colbert le Mardi 24 Mars 2020 à 18:45 | Lu 3587 fois