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La santé au-dessus de ses moyens


Tahiti, le 15 juin 2022 - Les tables rondes des Assises de la santé, réunissant professionnels de la santé du public et du privé, administrations, institutions, syndicats et patronat, se sont clôturées vendredi dernier. L’occasion de faire le point, lors de six ateliers, sur les enjeux et défis du système de santé polynésien pour les mois et années à venir. Les derniers échanges ont surtout mis en lumière la nécessité de mettre en place un réel pilotage du secteur avec un financement de l’État inévitable.

L'initiative avait été écrite noir sur blanc. À l’issue de la grève générale de novembre 2021, le protocole d’accord de fin de conflit signé entre les syndicats et le Pays comprenait un engagement ferme : “Dès le premier semestre 2022, (…) le gouvernement organise les Assises de la santé, au cours desquelles un diagnostic partagé sera dressé en concertation étroite avec les partenaires sociaux et les tiers impliqués et des mesures d’économie seront proposées”. Derniers rounds de la concertation, les tables rondes organisées du 8 au 10 juin au Hilton de Faa’a ont donné lieu à des débats parfois vifs sur l’organisation et le financement des soins en Polynésie française. Si l’offre de soins est unanimement considérée comme “de qualité” en Polynésie, la régulation du système de santé est largement perfectible, certains acteurs s’interrogeant sur l’absence de pilotage ainsi que sur son difficile financement présent et futur.

Crispation entre public et privé
 
Le consensus est rare mais il est d’importance. Pour les acteurs du secteur de la santé en Polynésie, la qualité des soins apportées aux Polynésiens atteint un niveau remarquable. Mais le système de santé a un peu le défaut de ses qualités. L’offre au CHPF est en effet considérée comme hyperspécialisée, avec peu de médecins polyvalents. Pour Claude Panero, qui dirige l'établissement, “la surspécialisation est un problème en Polynésie” que ce soit à l’hôpital ou dans les autres établissements publics de soin. “Il faudrait qu’ils soient capables de faire tout et il faudrait mettre en place un réseau pour qu’ils s’entraident”. Un problème apparemment difficilement compensable à terme par la médecine de ville. L’offre de la médecine libérale est vieillissante, avec un quart des généralistes et spécialistes conventionnés qui ont plus de 60 ans. De plus, cette offre est mal répartie, très centralisée, avec environ neuf médecins sur dix sur la seule île de Tahiti. Une spécialisation, un vieillissement et une concentration qui vont de pair avec les difficultés rencontrées par les étudiants polynésiens en médecine à revenir pratiquer sur le fenua au terme de leur cursus. Mais, au-delà des différences et difficultés, l’exposé sur l’offre de soins existante a, à cet égard, généré quelques crispations entre les acteurs du public et privé. “On s’aperçoit qu’il y a encore des clivages et l’on s’aperçoit que l’on ne se parle pas plus qu’il y a 20 ans”, indique ainsi Jérôme Fernandez, président du syndicat des infirmiers libéraux alors que l’interopérabilité entre public et privé devrait être la règle pour assurer une bonne continuité des soins. Des propos relayés par le docteur Didier Bondoux, président du syndicat des médecins libéraux, qui a défendu l’idée d’une nécessaire complémentarité entre public et privé plutôt que se demander qui fait mieux que l’autre.

Un curseur à placer par le politique
 
La qualité technique de l’offre de soins n’est donc pas en question. Le problème réside plutôt dans son adaptation à un petit territoire isolé et dans son adéquation avec les capacités de financement de la collectivité. La question est clairement posée pour Olivier Kressman, représentant du Medef : “Est-ce que l’on est capable d’avoir ce niveau-là de soins pour une population de 285 000 habitants ?” Pour Luc Tapeta, la Polynésie française dispose d’une “médecine de pays riche” et vit d’une certaine mesure au-dessus de ses moyens en termes de santé. Un déséquilibre entre financement et offre de soins que le gouvernement doit trancher.  “Si on veut faire moins, il faut avoir du courage politique car c’est une forme de renoncement. Il faut être capable de dire qu’au-delà d’un certain niveau de dépenses, on s’arrête, on ne soigne plus.” Car la facture santé des Polynésiens s’alourdit d’année en année et le système n’est plus viable financièrement.

L'État à la rescousse
 
Sa soutenabilité financière est d’autant plus en question alors que de nombreux grands projets sont en cours d’élaboration ou de finition. Le Pôle de santé mentale devrait voir le jour fin 2023 alors que les études pour la réalisation de l’Institut du cancer sont à peine lancées. Pour ces deux projets, les coûts d’exploitation sont encore indéterminés. Une absence de logique que regrette Jérôme Fernandez, président du syndicat des infirmiers libéraux. “Il n’y a pas un seul atelier sur le financement alors qu’on nous propose des projets qui vont coûter des milliards supplémentaires.” La question du financement est pourtant jugée “fondamentale” pour Olivier Kressman pour qui le financement ne peut s’imaginer sans un effort de la métropole au titre de la solidarité nationale. Un effort de solidarité, ou plutôt de responsabilité, de la part de Paris qui se justifierait également pour Patrick Galenon au titre du coût des maladies radio-induites. “Pour apaiser les Polynésiens par rapport à cette solidarité nationale, il faut à un moment donné qu’on puisse vraiment regarder le sujet de près”, mais “on ne voit rien venir”.

"Qui pilote l'avion ?"
 
Des arbitrages évidents entre l’économique et le sanitaire doivent ainsi être pris mais le système de santé semble se heurter à un éclatement et une dilution des responsabilités alors que le Pays dispose désormais, en plus d’un ministère de la Santé et d’une Direction de la santé, d’une agence de régulation sanitaire ainsi que d’un schéma d’organisation sanitaire. Mais la protection sociale généralisée et la coordination de l'action gouvernementale relève quant à elles du ministère de l'Économie et des Finances. Si Patrick Galenon appelle à “plus de coordination avec un pilote mieux armé dans l’avion”, la réorganisation de l’ensemble du secteur de la santé semble être tout autant un problème de moyens que de compétences et de personnes. La question est ainsi ouvertement posée pour Dimitri Pitoeff, président du Conseil d'Orientation et de Suivi des Retraites. “Qui pilote l’avion ? Il faut un pilote qui ne doit pas penser qu’il peut travailler tout seul.” Une question parmi d’autres qui pourrait avoir un début de réponse lors de la restitution de l’ensemble des travaux des Assises de la Santé prévue pour le 5 juillet prochain.
 

Jérôme Fernandez, président du syndicat des infirmiers libéraux : “Je n’ai pas l’impression que l’on s’attaque aux choses dans l’ordre”

Vous avez déploré que la question de la continuité des soins n’ait pas été évoquée ?

“La continuité des soins, c’est coordonner les uns et les autres avec, au cœur de cette coordination, le malade de manière à avoir une prise en charge meilleure et moins chère. On nous a présenté des outils comme étant la solution à tous les problèmes alors qu’en fait ce sont les mentalités qui doivent être changées, en particulier du secteur public (…). Avec le public, la communication se fait difficilement. On n’a souvent à prendre en charge des malades après le passage à l’hôpital et on se retrouve démunis car on a beaucoup de mal à savoir ce qui a été fait, prévu, etc. La continuité des soins est très mauvaise. Ça fait des années qu’on met le doigt là-dessus. Je n’ai pas eu l’impression que l’on s’attaquait aux choses dans l’ordre.”
 
La réflexion sur le financement est, selon vous, négligée ?

“On a un système de santé existant, certes perfectible mais quand même d’une grande qualité (…), tout à fait performant. Le problème, c’est le financement de l’existant (…). On n’arrive pas à le financer. Et là on m’a présenté des axes d’amélioration qui vont être insupportables au niveau financier. C’est des milliards et des milliards de francs supplémentaires. Certes, on va être au top sur ceci ou sur cela. Très bien, mais si on n’avait les moyens… Le problème aujourd’hui, c’est de financer ce qui existe déjà et qui est déjà performant. Commençons déjà à financer ce système actuel (…) et on pourra alors envisager l’amélioration de ce système et les financements qui vont avec. Là, j’ai l’impression qu’on a sauté une étape, et pas la moindre, de savoir comment l’on fait pour financer ce qui existe déjà”. 
 

Patrick Galenon, secrétaire général à la CSTP-FO : “Ce n’est pas tant la solidarité de l’État que l’on veut exprimer mais sa responsabilité”

Tout le monde semble appeler à une meilleure régulation et organisation du système de santé ?

“C’est évident. Nous, on pleure de ce système qui oppose les gens (…). Il ne faut pas continuer à s’opposer. Il faut que le public et le privé puissent coordonner puisque, nous les partenaires sociaux, on est là pour payer. On voudrait quand même qu’il y ait plus de coordination avec un pilote mieux armé dans l’avion.”

Il y a également une forme de consensus pour le retour de l’État dans le financement ?

“Cela me parait d’une évidence cruelle, puisqu’on demande à ce que l’État participe aux coûts des maladies radio-induites. La solidarité avait été beaucoup plus importante avant 2007. Depuis 2007, les conventions de solidarité ont été rompues. On sait aussi qu’en métropole, ils ont des difficultés financières, mais ce n’est pas tant la solidarité que l’on veut exprimer mais la responsabilité dans le cadre des maladies radio-induites.”

Autre problème évoqué, les difficultés de retour au fenua des médecins polynésiens posent la question de la protection de l’emploi local dans le domaine de la santé ?

“C’est là le problème. On souhaite qu’il y ait une structure au niveau du Pays qui fasse en sorte que, lorsque nos étudiants partent faire des longues études de médecine, l’on prépare leurs retours au niveau des postes. (…) C’est quand même étonnant qu’il y ait des Polynésiens qui soient obligés de rester en métropole, au Canada ou aux États-Unis parce qu’ils ne peuvent pas revenir ici, que les conditions ne sont pas adéquates. (…) C’est un problème des diplômés polynésiens. Si la Polynésie perd ses cerveaux, c’est un pays qui dégringole”. 
 

Le PSPU avance à petits pas

Les Assises de la Santé ont permis à Luc Tapeta de faire le point sur l’avancement du projet de Pôle de Santé Privé Unique (PSPU) après “quelques pérégrinations”. En octobre 2021, un protocole d’accord avait été signé entre le Pays et les trois cliniques privées de Paofai, Mamao et Cardella afin de les regrouper sein d’une seule infrastructure médicale. On en sait désormais un peu plus depuis la signature de cette convention. Le PSPU sera installé sur le terrain de l’ancien drive-in d’Outumaoro à Punaauia, appartenant au Pays. Une cession qui devra cependant passer par une révision des règles d’aménagement. Le terrain est en effet compris dans l’emprise du Village Tahitien et l’en extraire suppose de modifier le PGA de la commune de Punaauia. Le financement des travaux, qui couteront environ 12 milliards de Fcfp, serait assuré par l’AFD à hauteur de 80% et par le Pays pour le reste. Une réflexion est en cours pour “introduire une part de défiscalisation dans le financement de la construction”. A ce montant s’ajouteront 2 milliards de Fcfp pour les équipements. La capacité d’accueil ciblée est de 150-200 lits. Quant au financement de son exploitation, elle est toujours en réflexion entre une dotation globale de la CPS, comme pour le CHPF, ou une tarification à l’activité. Le projet, qui s’inscrit dans le schéma d’organisation sanitaire, avance donc à très petits pas.
 

Rédigé par Sébastien Petit le Mercredi 15 Juin 2022 à 20:18 | Lu 2839 fois