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Entretien avec Thomas Pison, procureur général : « sur la question de l'ice, la répression ne suffira pas »


PAPEETE, le 4 septembre 2018 - Un an après sa prise de fonction, le procureur général en Polynésie française, Thomas Pison, nous a accordé un entretien dans lequel il revient notamment sur le fléau de l’ice. Le magistrat l’affirme : la justice, la police et la Gendarmerie ne pourront endiguer seules le phénomène sans un vrai travail de prévention et de sensibilisation.

En août 2017, lors de votre prise de fonction, vous aviez accordé une interview dans laquelle vous évoquiez trois points phares : la délinquance juvénile, les violences conjugales et intrafamiliales et la question des stupéfiants. Quels constats faits-vous vis-à-vis de ces problématiques ?

« Avec un an de recul, je peux vous dire que ces trois sujets restent d’actualité. Les violences dites « non crapuleuses », le problème des stupéfiants et la délinquance juvénile restent des thèmes importants qui sont encore réellement sujet à préoccupation sur le territoire même si l’on a avancé. Notamment sur la question des drogues sur laquelle le travail de la Gendarmerie et de la police s’est intensifié et a permis de mettre à jour de nombreuses affaires. »


Depuis un an, l’on constate de plus en plus d’affaires liées à l’ice qui déferle véritablement sur le territoire et l’on peut s’interroger : selon le vous, le phénomène est-il ancien et désormais mis à jour grâce à un renforcement des moyens ou pensez-vous qu’il y a eu une réelle augmentation du trafic ces deux dernières années ?


« Je pense que les deux phénomènes sont liés. L’arrivée de l’ice ne date pas de l’année dernière, cela fait longtemps qu’il y en a sur le territoire mais parallèlement, cela a été une volonté des autorités judiciaires et du parquet d’en faire un axe important de la politique pénale notamment à travers la répression de ce trafic d’ice. Ce faisant, les services de police et de la Gendarmerie mettent plus de moyens, il y a davantage d’affaires d’initiative qui permettent de mettre à jour ce genre de faits. Ce phénomène s’amplifie sur le territoire. Fin 2018, l’on aura un peu plus de recul mais je peux déjà vous dire qu’entre 2016 et 2017, nous avons constaté une augmentation des infractions liées aux stupéfiants. »

Vendredi dernier, un enseignant a été placé en détention provisoire car il est soupçonné d’avoir pris part à un trafic d’ice. On constate que toutes les catégories socioprofessionnelles sont impliquées dans ce fléau. Comment expliquez-vous cela ?

« Je dois avouer que cela a été une découverte sur les années 2017 et 2018. Au début, nous pensions que ce phénomène était réservé à des classes socio-économiques fortes, hautes. Or, on se rend compte que cela touche toutes les strates de la société, des gens les mieux insérés avec un pouvoir économique fort mais également des personnes moins insérées qui ont des difficultés pour vivre. Cela touche tout le monde car c’est un produit qui est hyper addictif. Lorsque vous en prenez une fois, vous en reprenez une seconde, une troisième puis vous en devenez dépendant et ça ne s’arrête plus."

Mais il y a également la culbute financière qui n’est pas négligeable ?

« Evidemment, le produit acheté à Los Angeles se revend sur le territoire jusqu’à 50 fois son prix. Et cela induit des comportements particuliers. Les gens croient qu’ils peuvent se faire de l’argent facilement en achetant quelques grammes dans les rues de Los Angeles. Mais l’expérience montre aussi qu’ils prennent un vrai risque au regard des peines prononcées ces derniers temps par le tribunal correctionnel de Papeete. Il y a d’un côté l’attrait de l’argent, du profit et de l’autre un vrai risque pénal. Il y aussi un vrai souci de santé publique que l’on a tendance à occulter en parlant des décisions de justice et c’est pourtant le plus préoccupant pour le territoire."

Actuellement, il semble que l’arsenal répressif soit la seule arme pour lutter contre ces trafics, ne serait-il pas nécessaire de mettre en oeuvre une politique de prévention et de sensibilisation destinée à la population ?

« Cela me paraît évident. Seules, la justice, la police et la gendarmerie ne pourront rien faire contre ce fléau. J’utilise ce mot car il faut appeler les choses par leur nom. On ne peut pas traiter le problème seulement par la répression, il y a un vrai travail de prévention à faire qui doit inclure tout le monde : les autorités de l’Etat mais également les autorités du Pays et je pense notamment au ministère de la santé, à l’Education nationale et à toutes les autres personnes qui peuvent s’investir. C’est pour cela que j’ai souhaité que le Conseil de prévention de la délinquance de Polynésie française, qui est coprésidé par le président du Pays, le Haut-commissaire et le moi-même, se mette à l’œuvre. J’ai saisi le Haut-commissaire et Edouard Fritch afin que, dès la mi-octobre, ce Conseil puisse se réunir pour débattre du projet du plan de prévention de la délinquance dont l’un des axes est notamment le travail de prévention."

Encore une fois, seule, la répression ne suffira pas et en termes de communication destinée aux jeunes, faire des grands communiqués officiel en disant « attention, prendre de l’ice est dangereux », ne portera pas vraiment. Il faut s’adapter aux nouveaux systèmes, aux réseaux sociaux. Encore une fois, au-delà de la répression, ce qui me préoccupe en qualité de citoyen, c’est l’impact sur la santé publique. L’on parle de l’ice mais on peut également évoquer l’alcool et le paka qui font des ravages. »

Vous évoquez le paka, n’y a t-il pas une forme de banalisation de l’usage de cette drogue au sein de la société ?


« Le paka est effectivement banalisé. Il en pousse dans de nombreux endroits et c’est un travail colossal et remarquable qu’effectue la gendarmerie pour détruire régulièrement des centaines de plants. Là aussi, nous venons vers la prévention car la répression et l’arrachage des cultures ne servent pas à grand-chose s’il n’y a pas de message en amont. »

Constatez-vous une augmentation de la délinquance corrélée au trafic d’ice ?

« Après avoir fait ce portrait peut-être un peu sombre, il faut remettre les choses en perspective. En ce qui concerne la délinquance globale, la bonne nouvelle est que l’on relève une certaine baisse entre 2016 et 2017. En revanche, en termes d’infractions à la législation sur les stupéfiants, on constate clairement une augmentation mais l’on a aussi, assez curieusement, une diminution des vols. Pour répondre à votre question, le problème de l’ice et des produits addictifs, c’est qu’il change la structure de la délinquance. Ce que l’on a vu arriver récemment et qui nous interpelle, c’est que l’on commence à trouver des armes en même temps que l’on trouve de la drogue. Cela, tels que nous l’expliquent les gens que l’on interpelle, correspond au fait que plusieurs groupes revendent de l’ice sur le territoire et compte-tenu des enjeux financiers, il y a de la concurrence et il faut donc qu’ils se protègent. C’est nouveau de trouver des armes de poing sur le territoire. Même si cela peut sembler paradoxal, il est très important de rappeler que la délinquance est contenue sur ce territoire. Nous ne sommes pas au Far West. »

Pour que les trafics de stupéfiants soient jugés devant la Cour d’assises où ils pourraient être plus sévèrement punis, il faut retenir la qualification de « crime en bande organisée », pourquoi cela n’a pas été le cas dans des procès tels que ceux de Kikilove ou de Moerani Marlier ?

« A propos des premières affaires que nous avons eues ici, le critère de « bande organisée » comme on peut la connaître en métropole n’est pas encore constitué sur le territoire. Nous avons effectivement des « équipes », des « associations de malfaiteurs » mais nous ne sommes pas sur des bandes hyper organisées. Et puis, juger de tels dossiers aux assises, compte-tenu des moyens de la juridiction, serait un peu difficile. »

Si l’on cumule les sommes en numéraire retrouvées ces deux dernières années dans les plus grosses affaires de trafic d’ice, l’on arrive presque à un milliard en cash. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Dans l’affaire Dubaquier également, l’on a vu que les dépôts quotidiens pouvaient s’élever à un million de Francs. Comment autant d’argent peut-il circuler et être blanchi ?

« C’est bien pour cette raison que dans ces dossiers-là, je souhaite de plus en plus que le GIR (Groupement d’intervention régional) soit co-saisi car sa mission est le travail sur les flux financiers. Dans ces affaires, interpeller des gens, trouver du produit, les juger et les mettre en prison, c’est ce que nous devons faire. Mais il faut s’intéresser aux flux financiers afin de comprendre d’où vient cet argent, où il va. Nous en sommes encore au début mais au cours de cette année 2018, les avoirs financiers saisis sont déjà plus importants qu’en 2017 mais il est vrai que nous devons travailler encore plus fortement sur cette question. Les établissements financiers doivent être plus vigilants et c’est pour cela que le parquet a organisé il y a quelques mois la venue du directeur de TRACFIN qui a rappelé à l’ensemble des partenaires, et notamment des banques, qu’il fallait être plus vigilants sur les dépôts en liquide.»

Quels sont les dispositifs dont vous disposez pour lutter contre la délinquance, notamment chez les jeunes ?


« Encore une fois, la répression a toute son importance mais elle ne suffit pas et l’on ne peut pas laisser les services enquêteurs et la justice seuls aux manettes pour régler des problèmes de société, cela ne marche pas. En revanche, ce qui fonctionne, c’est aussi la prévention et cette dernière n’a de sens que si tout le monde se sent impliqué. Les autorités de toutes natures telles que le Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) où la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) sont des instances très bien placées pour mesurer l’ampleur des phénomènes sur le territoire qui doivent elles aussi participer au message de prévention. Je crois beaucoup à l’Education par laquelle passent beaucoup de choses. Il est inimaginable que les stupéfiants puissent rentrer dans les établissements scolaires. Dans ce but, il y a un réel travail qui est fait avec des contrôles aux abords des collèges et lycées. Je place beaucoup d’espoir dans le projet de la prévention de la délinquance en Polynésie française car il y a des axes d’action qui impliquent de nombreux services pour essayer d’avancer. »

Comment résumeriez-vous ce projet ?


« Nous devons nous réunir mi-octobre afin de débattre de ce projet de plan de prévention qui sera certainement adopté. Sur ce volet de la prévention, nous devons faire un effort tout particulier sur l’information, c’est peut-être ce qui pêche un peu ici. Il faut s’adresser d’une façon beaucoup plus « moderne » aux plus jeunes. Et peut-être d’inventer des forums, des colloques… » Nous avons encore une grande marge de progression dans ce domaine."

« Les cas de violences conjugales restent un véritable fléau sur le territoire. Les mineurs paient également un lourd tribut aux violences sexuelles…»

« En effet, si la délinquance générale connaît une légère baisse, nous sommes plutôt en haut du spectre sur la question des violences commises en milieu intrafamilial. Les chiffres parlent d’eux-mêmes, nous sommes à 7 faits sur 1000 habitants en Polynésie contre 4 faits pour 1000 habitants en France métropolitaine. Sur les violences, il y a déjà de nombreux dispositifs et d’associations qui font un véritable travail. De plus, sur les violences conjugales, il faut casser ce discours sous-jacent selon lequel cela serait propre au territoire, c’est absolument faux.»

Le bilan de nombre de morts sur la route est effarant pour le début de l’année 2018, la répression, là encore, suffit-elle ?

« Nous adoptons une politique pénale ferme à l’encontre des gens qui conduisent en état d’ébriété ou après avoir pris des stupéfiants. Pour eux, la seule réponse pénale ferme est la comparution immédiate : un jugement très rapide avec confiscation du véhicule, retrait du permis etc… »

Le procès du crash d’Air Moorea va débuter en octobre, l’on sait que c’est un procès très attendu. Comment l’avez-vous préparé ?


« C’est un procès dit « sensible » pour lequel nous avons eu un budget dédié qui nous permet d’aider et de faciliter au mieux son déroulement. Cela a demandé une grosse organisation qui a surtout été à la charge de l’APAJ et de sa directrice qui a fait un travail remarquable mais également du parquet général puisqu’il a pris à la fois en charge l’organisation mais aussi le ministère public. Trois semaines de procès, ça va être long et lourd. Il y aura donc un système de retransmission vidéo pour ceux qui ne pourront pas rentrer dans la salle. Il y a surtout, et c’est le plus important, la prise en charge par le ministère de la justice des billets d’avion des parties civiles, de leur hébergement et de leur restauration. Il y a une trentaine de plaignants qui ne vit pas en Polynésie. Ce que je souhaite, en qualité de procureur général, c’est que nous soyons les facilitateurs de cette audience afin que les gens soient accueillis le mieux possible et que, sur le plan matériel, les choses se passent le plus sereinement possible. »

En correctionnelle, l’on assiste à des renvois qui reportent parfois les dossiers à des audiences lointaines. Estimez-vous avoir assez de moyens en Polynésie française ?

« Sur les délais de renvoi en première instance, nous sommes à des délais d’audiencement équivalents à 4, 5 mois. Cela s’explique par le fait qu’il y a une activité pénale importante dans cette juridiction dont je qualifierais la taille de « modeste. » Au parquet de première instance, à partir d’octobre, ils seront 8. Là, il faut aussi saluer l’effort qui a été fait par la chancellerie puisque nous avons obtenu un poste en surnombre. Ils passent de 6 à 8 et cela rendra les choses plus fluides. Il y a le parquet mais il y a aussi le siège et les juges n’ont pas que du pénal à faire. Par rapport au stock, il est vrai que nous sommes parfois peut-être un peu « contraints. » Peut-être pourrions-nous avoir un peu plus de moyens théoriques.
Sur les moyens, je souhaiterais faire un aparté sur le logiciel Cassiopée .Une délégation de la chancellerie viendra en janvier 2019 pour installer ce logiciel qui va nous permettre de suivre et de tracer les procédures d’une meilleure manière. Nous travaillons également sur la possibilité pour la justice de recruter ce que l’on appelle des « assistants de justice. » Cela s’adresse à des étudiants en Droit qui peuvent travailler quelques heures au profit de la juridiction et qui seront payés. Puisque ce décret n’est pas applicable en Polynésie, nous avons fait une démarche avec Monsieur le Premier Président auprès de la Chancellerie et des autorités du Pays pour faire avancer les choses car nous avons des étudiants de bon niveau qui seraient prêts à venir."


La construction du tribunal foncier a connu de nombreux retards. Désormais, cette structure est-elle pleinement opérationnelle ?

« Pour des raisons techniques, le tribunal a connu quelques retards dans sa construction. Il a fallu faire des travaux supplémentaires mais la bonne nouvelle est que tout fonctionne désormais. Les audiences ont commencé et tout se passe très bien. »

Rédigé par Garance Colbert le Lundi 3 Septembre 2018 à 17:00 | Lu 4968 fois