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Christophe Granger : "Joseph Kabris est très actuel"


Christophe Granger. Crédit : Éric Baudet.
Christophe Granger. Crédit : Éric Baudet.
TAHITI, le 10 janvier 2021 - Christophe Granger est l’auteur de Joseph Kabris, ou les possibilités d’une vie. 1780-1822. Un ouvrage paru chez Anamosa, récompensé par le prix Femina essai 2020. L’auteur parle de cet homme qui vécut sept ans aux Marquises, qui apprit le monde des Marquisiens, leur langue, qui fût tatoué de la tête aux pieds puis qui fut emmené en Russie avant de rentrer en France. Une vie hors du commun passée au peigne fin pendant 15 ans.

Christophe Granger est historien et sociologue, maître de conférences à l’Université Paris-Saclay. Il est co-rédacteur en chef de 20 & 21. Revue d’histoire. Il est l’auteur de Joseph Kabris, ou les possibilités d’une vie. 1780-1822 qui paraît chez Anamosa. Cette parution est le fruit de 15 années de travail.

Tahiti Infos : Quand et comment avez-vous "rencontré" Joseph Kabris ?
Christophe Granger : "J’avais entrepris, en 2004 je crois, de travailler à une histoire du tatouage et, en lisant un monceau de textes produits sur les pratiques tégumentaires au XIXe siècle, je suis tombé sur un ouvrage passionnant publié en 1886 par le Dr Berchon : Discours sur les origines et le but du tatouage.

Là, il y avait une page au sujet d’un jeune français qui, vers 1800, s’était installé parmi les Marquisiens et s’était fait tatouer tout le corps avant de revenir exhiber ses marques bleues dans les foires d’Europe. J’ai recopié précautionneusement cette histoire, que j’ai retrouvée ensuite dans d’autres ouvrages de l’époque, et peu à peu Kabris a commencé à prendre toute la place.

Au lieu de l’étudier comme entrée pour comprendre le tatouage, je me suis lancé à la poursuite de sa vie, j’ai voulu retrouver trace de tout, de son parcours, de ses changements d’existence, des foires et des Marquises.
"

Tahiti Infos : Il vous accompagne donc depuis 15 ans !
Christophe Granger : "Oui. Ce qui m’a plu, chez lui, tient surtout à ce qu’il me permettait de comprendre : au fond, je suis parti d’un sentiment d’insatisfaction, de cette sensation que l’histoire se fait souvent sans les acteurs dont elle prétend parler.

On découpe des mœurs, des cultures, des croyances et on les fait parler à travers des centaines, des milliers d’individus passés, mais de ce qu’a pu être leur vie, la façon dont ils ont appris à vivre, à prendre place dans une société, à changer aussi avec le temps à mesure que change leur monde, on s’accommode curieusement de ne rien savoir.

Et c’est justement sous cet angle que Kabris m’a paru bon à penser : il ne cesse de passer d’un univers à un autre, à bifurquer, à s’intégrer puis à devoir tout recommencer ailleurs, à devenir autre. Il était parfait pour creuser ce qui m’intéressait : comment se fait une vie. Un vrai cas d’école. Et je l’ai aimé pour ça.
"

Tahiti Infos : Comment le voyez-vous ?
Christophe Granger : "C’est une question difficile. L’intimité que j’ai nouée avec lui, la conviction d’avoir compris sa vie, ne m’empêche pas de mesurer aussi combien il pouvait être un personnage inclassable, difficile, colérique et souvent infréquentable.

Il tue, il menace, il abandonne son épouse (la 2e) à son ami, il promet de dévorer un rival et il se bat avec ses comparses forains. Mais ce sont des propriétés qui ne sont pas seulement morales : elles sont la réalisation de la façon dont se fait sa vie, il est un marginal qui gagne sa vie à se tenir en marge des convenances et des conventions, à dire qu’il a été sauvage et qu’il peut l’être encore. C’est fascinant à comprendre
."

Tahiti Infos : Quelles leçons tirer de cette vie hors du commun ? Quelles réflexions suscite-t-elle ?
Christophe Granger : "Je dirais qu’il y en a de plusieurs sortes. La patience et la lenteur, c’est certain. Une vie ne s’attrape pas en quatrième vitesse.

Écrire une vie, la rendre explicable, ça prend du temps. Plus sérieusement, je crois qu’il y a deux leçons, ou deux certitudes, ce qui n’est déjà pas rien après tout. D’un côté, entrer dans la vie de Kabris, comme je l’ai fait, permet de comprendre comment on devient ce qu’on devient. On nous parle beaucoup de nos existences comme si elles étaient le pur produit de nos choix, de nos décisions, de nos stratégies.

Or, ce que montre Kabris, c’est précisément que même une vie comme la sienne, une vie faite de mille chemins recommencés, une vie qu’il passe son temps à raconter et à réinventer, est le produit de déterminations sociales très fortes. Pour devenir chef de guerre à Nuku Hiva, époux en Russie ou homme de foire en France, il doit à chaque fois s’approprier les règles et les conventions des univers où il se retrouve.

Mais, et c’est là que ça devient passionnant, il ne saute pas d’un monde dans un autre. À chaque fois, il utilise ce qu’il a déjà vécu, les habitudes et les habiletés qu’il a acquises dans son passé sont reconverties ou actualisées dans le présent et lui permettent d’y prendre place. Il devient guerrier en prenant appui sur ses savoir-faire de baleinier, il s’intègre aux salons de la bourgeoisie russe ou française en reconvertissant son expérience de Nukuhivien, il s’intègre aux marins qui l’arrachent à son île en retrouvant une langue maternelle qu’il avait fini par oublier
."

Tahiti Infos : Quelle est l’autre leçon ?
Chrisotphe Granger : "Il y a une leçon plus vaste, disons. En réalité, on peut lire sa vie entre les lignes. Au fond, malgré les deux siècles qui nous séparent de lui, nos propres vies sont faites comme la sienne. Elles sont habitées par des moments de socialisation et de resocialisation, elles sont faites de recommencements, on change de monde, on passe de la famille à l’école, de l’école à de multiples professions, à de nouvelles familles…

On reconvertit des savoirs acquis dans le passé, on les actualise, ils meurent en nous et parfois reprennent vie. Et toutes ces choses qu’on peut voir à l’œuvre dans la vie de Kabris en train de se faire, éclairent la façon dont elles sont à l’œuvre dans nos propres vies.

En fait, j’ai appris à comprendre ma propre vie en recomposant celle de Kabris. J’ai mieux compris le parcours chaotique et heurté qui a été le mien et les logiques qui l’on fait être ce qu’il a été. Je suis très amusé par le nombre de lectrices et de lecteurs qui me disent qu’ils ont reconnu leur vie dans celle de Kabris, dans tel passage qui leur rappelle tel morceau de la leur.

C’est ce genre de réflexions que je voulais produire en me lançant dans cette biographie un peu étrange. Kabris est donc très actuel
."

Tahiti Infos : Où avez-vous trouvé les documents qui vous ont servi à la rédaction de l'ouvrage ?
Christophe Granger : "D’abord, j’ai passé beaucoup de temps, un temps démesuré, à construire l’armature méthodologique. Je ne voulais pas raconter la vie de Kabris. Je ne voulais pas m’en tenir à un exercice qui consiste à documenter ce qu’il a vécu, à départager le vrai et le faux dans ce que les sources disent de lui.

Ce qui m’intéressait, c’était tout autre chose, c’était de trouver un moyen de décrire cette vie en train de se faire, d’expliquer comment il passe d’un monde à un autre, de comprendre comment il se fait qu’il agit comme il agit, et de décrire toutes ces choses au coup par coup.

Ce qui veut dire, pour entrer un peu dans la cuisine de l’enquête, que j’ai pris soin de respecter un principe : ne pas partir de ce qu’on peut savoir par ailleurs des univers où il se retrouve, de la culture marquisienne ou des mœurs de foire en général pour en déduire ensuite ce qu’il a dû être à ce moment, mais partir d’une documentation qui toujours parle de lui et permet de saisir sa vie en détail. En fait, je me suis efforcé à une démarche un peu inhabituelle, ou du moins inverse de celle que j’ai coutume de suivre dans mes travaux
."

Tahiti Infos : C’est-à-dire ?
Christophe Granger : "J’ai suivi les étapes de Kabris en procédant au même pas que lui : j’ai amassé la documentation, les traces, les récits, les sources s’agissant de l’univers marquisien, puis s’agissant de l’expédition russe et des savants allemands qui l’emportent, puis de la Russie de 1810, de l’école de Cadets de Cronstadt, où il se retrouve un temps, de la France de la Restauration où il revient, des salons et des foires.

L’idée était de ne faire intervenir, pour expliquer un moment de sa vie, que la documentation concernant ce moment, une manière de me placer à la hauteur de Kabris, d’opérer un peu comme lui, en ne sachant pas ce qui vient après
."

Tahiti Infos : Concrètement, cela revient à quoi ?
Christophe Granger : "D’une façon plus concrète, les archives, les récits, les notes, les aquarelles, les témoignages, que j’ai utilisés sont innombrables et répartis sur quatre continents. On ne dispose pas seulement des récits que Kabris a laissés de sa vie, et qui sont en fait les versions successives de ce qu’il racontait de lui, sur les tréteaux des foires à Rouen, à Bordeaux, à Lille, à Genève… et qui permettent de suivre comment il s’adapte au public dont sa vie dépend.

On dispose aussi, et ce sont des documents formidables, des journaux que deux autres Occidentaux ont tenus de leur séjour à Nuku Hiva au moment où Kabris y était. Et on peut ainsi, à travers ce qu’ils disent et ce qu’ils disent de lui, recomposer très finement la façon particulière qu’il a eue de devenir Nukuhivien d’une façon complète, en changeant de nom et de peau, littéralement, contrairement à eux qui ne se sont pas aussi bien intégrés. Les notes des savants qui débarquent sont elles aussi d’une incroyable richesse.

On y trouve notamment la parole de Kabris qui leur a servi d’interprète et d’intermédiaire sur l’île, et on peut ainsi retrouver avec un grain très fin l’accent avec lequel il parlait marquisien ou encore le récit de sa participation aux rites propres à la tribu où il s’installe
."

Tahiti infos : Pour terminer, êtes-vous déjà allé aux Marquises ? Si non, comment imaginez-vous cet archipel après avoir travaillé sur Joseph Kabris ?
Christophe Granger : "Je n’ai jamais posé le pied aux îles Marquises. Je ne connais pas Nuku Hiva, je ne connais pas la baie de Taiohae qui est au centre de la vie de Kabris, de même que je ne connais pas le Kamtchatka depuis lequel s’élance la seconde moitié de son existence, et que je connais mal Valenciennes où il finit par mourir seul et triste.

Et paradoxalement, après de longues années à recomposer la structure sociale de l’île, à recomposer la famille du chef qui donne protection à Kabris et l’état historique des alliances et des guerres entre les tribus, que la concurrence pour la venue des "Blancs" envenime brusquement, j’ai l’impression d’avoir une connaissance bien vivante de ce qu’étaient les Marquises il y a deux cents ans. C’est, je crois, l’une des vertus de ce cheminement dans la vie de Kabris : la conquête d’une étrange familiarité avec ce qui, au fond, m’est étranger
."

Pour en savoir plus

Un article sera consacré à Joseph Kabris et aux Marquises cette semaine. Il paraîtra jeudi dans nos pages d’actu locale.

Lire également ce carnet de voyage consacré à Joseph Kabris.

Rédigé par Delphine Barrais le Dimanche 10 Janvier 2021 à 18:34 | Lu 1148 fois