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Carnet de voyage - Mgr. Rouchouze, dévoré à l’île de Pâques


L’un des seuls portraits d’Etienne Rouchouze, qui n’est pas mort au large du cap Horn, mais qui a bel et bien été dévoré sur la plage d’Anakena, à l’île de Pâques.
L’un des seuls portraits d’Etienne Rouchouze, qui n’est pas mort au large du cap Horn, mais qui a bel et bien été dévoré sur la plage d’Anakena, à l’île de Pâques.
ILE DE PÂQUES, le 26 janvier 2017. L'histoire moderne de l'île de Pâques ressemble à un terrible chemin de croix : découverte avec morts d’hommes en 1722, premiers négriers dès 1805, razzia de plus de mille quatre cents personnes en 1862, dictature du “roi” français Jean-Baptiste Dutrou-Bornier de 1866 à 1871 (qui chassa la mission catholique tentant de restructurer les restes de la communauté pascuane -111 survivants en 1877)… Sans cesse agressés par les visiteurs étrangers, les Pascuans les craignaient, les redoutaient, mais savaient aussi les éliminer lorsqu’ils le pouvaient. Ce que va nous révéler le terrible faits divers ayant eu la plage d’Anakena pour théâtre…

Dans le très rapide panorama historique de Rapa Nui que nous avons brossé en introduction, il y a un "trou", qui correspond à peu près aux années 1810-1860. C'est dans cette zone d'ombre de la grande Histoire, en 1843, que s'était caché pendant des décennies l'un des épisodes les plus dramatiques de cette période troublée : un événement singulier, aussi étonnant que terrifiant ; il a fini par refaire surface et il nous amène à évoquer la fin tragique de Monseigneur Rouchouze, évêque in partibus de Nilopolis et vicaire apostolique de l'Océanie orientale.

Picpus contre protestants

Ce dernier appartenait à la congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie et de l'Adoration perpétuelle du Très-Saint-Sacrement de l'Autel, plus connue sous le nom de congrégation des Picpus. Elle fut fondée peu après la révolution française, à Poitiers, en 1800, mais elle s'installa à Paris rue Picpus, d'où son surnom.

Issus d'un ordre missionnaire s'il en est, les religieux de Picpus s'illustrèrent surtout, au XIXe siècle, dans le Pacifique et plus spécialement en Océanie.
Jérôme Etienne Rouchouze, né à Chazeau dans la Loire, le 28 février 1798, fut ordonné, à 35 ans, évêque, le 22 décembre 1833 à Rome. C'est lui qui décida, pour contrecarrer les visées expansionnistes des protestants (surtout ceux de la London Missionnary Society), d'envoyer des missionnaires à Hawaii et aux Gambier et c'est ainsi que le père Laval et deux autres religieux parvinrent à implanter avec succès une mission catholique à Rikitea (île de Mangareva, Gambier).

Vingt-quatre missionnaires à bord

Mgr Rouchouze, pour sa part, arriva aux Gambier le 9 mai 1835, sur le "Peruviana" et y resta jusqu'au mois de janvier 1839 (il débarqua aux Marquises le 29 janvier de cette année, archipel où il demeura un an, avant de s'installer le 13 mai 1840 aux îles Hawaii où il séjourna quelques mois). De ce long périple dans le Pacifique, l'évêque retint une chose à son retour en Europe : seule l'arrivée régulière et massive de nouveaux religieux permettra le succès de ses entreprises face à la redoutable efficacité des "concurrents" protestants. Des "troupes", l'évêque se faisait fort d'en trouver…

Le 15 décembre 1842, Mgr Rouchouze quitta Saint-Malo sur le brick goélette "Marie-Joseph" (un navire à deux mâts) emportant à son bord vingt-quatre missionnaires, prêtres, frères et religieuses (celles-ci au nombre de dix). Direction : le Pacifique Sud.

Le bateau relâcha à l'île Sainte-Catherine (Santa Catarina), au sud du Brésil (capitale : Florianopolis). Jusque-là, le voyage avait été sans histoire, et d'ailleurs, Mgr Rouchouze profita de cette escale pour expédier, le 12 février 1843, une lettre, la dernière que l'on recevra de lui.

Disparus au cap Horn ?

Le "Marie-Joseph" aurait ensuite été aperçu plus au sud, le 13 mars 1843, par un peu plus de 51° de latitude sud, se dirigeant vers la Patagonie. Et c'est là que l'un des plus grands malentendus de l'histoire polynésienne se joua, puisque ni le bateau, ni les religieux, ne donnèrent jamais plus signe de vie.

On les attendait pourtant avec impatience aux Gambier, mais au fil des mois, puis des années, il devint clair qu'ils avaient tous disparu corps et âme, dans le passage si redouté du cap Horn. Cela ne faisait alors aucun doute…
Voilà pour l'histoire officielle.

Repas cannibale à Anakena

Vingt ans plus tard, en 1864, sans qu'il fasse apparemment le lien avec Mgr Rouchouze, le frère Eugène Eyraud, lors de son premier séjour de huit mois sur l'île, eut connaissance d'une singulière histoire : ce sont les travaux d'une historienne française, en 1999, qui en révélèrent les détails. Corinne Raybaud reprit minutieusement toutes les archives à sa disposition pour enfin les faire "parler". Et conclure que la disparition du "Marie-Joseph" au cap Horn ne tenait pas.

En 1864 donc, alors qu'il peinait tant à s'installer à Rapa Nui, le frère Eyraud eut vent d'un repas cannibale qui se serait tenu sur la plage d'Anakena, après que les Pascuans se fussent emparés d'un petit navire portant deux mâts. L'affaire datait de quelques années, certes, mais elle était encore bien ancrée dans les mémoires. Selon ses sources, tous les occupants d'un bateau avaient été capturés puis dévorés.

Trente ans plus tard…

Eyraud, "chahuté" par les Pascuans, dut quitter l'île tant sa vie était menacée et c'est au moment de son évacuation qu'il confia à ses sauveteurs et sauveurs le récit de ce cas de piraterie et de cannibalisme hors normes. Pourtant, personne ne fit le lien avec la disparition de l'évêque, avant 1872.

Cette année-là, le père Barnabé Castan, qui œuvrait à la mission catholique des Gambier, entendit à son tour des Pascuans exilés sur son archipel parler de ce repas à Anakena ; il se souvint alors du récit d'Eugène Eyraud et il comprit de suite que la pire tragédie qu'avait connue la mission catholique, à savoir la disparition de l'évêque Rouchouze et de ses séminaristes, était très probablement liée à ce "festin". Cela faisait presque trente ans que tout le monde avait fait porter le chapeau au cap Horn, mais ces témoignages éclairaient sous un angle bien différent cette disparition.

Un “Tepano” tué d’un jet de pierre

Ebranlé par sa découverte, le missionnaire transmit l'information à son siège parisien qui diligenta une enquête auprès d'Etienne Tepano Jaussen, alors évêque à Tahiti, où une partie des Pascuans ayant fui Dutrou-Bornier, avait trouvé refuge. Détail important Tepano, surnom tahitien de Mgr Jaussen, signifie Etienne (du grec Stephanos). Or à Tahiti comme aux Gambier, les Pascuans confirmèrent qu'un navire, quelques décennies plus tôt, était arrivé à l'île de Pâques, avec pour chef un dénommé Tepano (Etienne, comme le prénom de Mgr Rouchouze). On retrouva même l'homme qui avait jeté la pierre à la tête de ce Tepano pour l'assommer et on l'amena devant Tepano Jaussen pour qu'il confirme que c'était un autre Tepano qu'il avait visé.

Assommés, ligotés, mis à mort

Aux Gambier, les Pascuans furent plus bavards encore et révélèrent beaucoup de détails sur la fin de l'expédition missionnaire. Apparemment, l'équipage et les religieux ne furent pas tués de suite. Ils avaient prévu de construire un bivouac sur le rivage, pour reprendre des forces, et ils avaient amené avec eux des cadeaux.

Les Pascuans jouèrent le double jeu, faisant mine de bien accueillir leurs hôtes tout en étant décidés à venger les raids négriers dont ils avaient été victimes. C'est ainsi que les membres de l'expédition furent surpris à leur campement, et sans doute aussi ceux qui étaient restés de garde sur le navire ; ils furent assommés, ligotés fermement puis finalement mis à mort.

A l'époque où ils témoignèrent, plus de trente ans après les faits et déjà évangélisés, les Pascuans furent apparemment peu nombreux à souhaiter raconter la suite et la fin de l'histoire. Deux d'entre eux cependant expliquèrent que les corps des prisonniers, après qu'ils aient tous été tués, firent ensuite l'objet d'une minutieuse préparation avant d'être glissés dans un grand four creusé à Anakena, un four si grand que ses pierres auraient encore été visibles en 1872.

A la lumière de cette tragédie, on comprend mieux l'accueil irrespectueux que les Pascuans firent, une vingtaine d'années plus tard, au malheureux frère Eugène Eyraud, qui eut bien du mal, seul, en 1864, à prendre pied sur l'île, et qui dut en repartir après huit mois de brimades incessantes et de menaces de mort, avant de revenir en 1866 avec un autre prêtre venu lui aussi des Gambier, Hyppolite Roussel. Ce dernier comprenait et parlait le mangarévien (dialecte polynésien des Gambier) et donc à peu près le pascuan (très proche) ; il parvint à imposer sa personnalité, puis à finalement contribuer activement au regroupement et à l'évangélisation des derniers Pascuans autour du frère Eugène.

La mission catholique de Rapa Nui, terre chilienne aujourd'hui très attachée à son église et au catholicisme, repose donc plus que probablement sur le pire martyre imaginable, celui d'un évêque et de tous ses jeunes missionnaires…

Daniel Pardon

C’est sur cette plage, la plus belle de l’île de Pâques, que le drame s’est joué et que tous les missionnaires accompagnant leur évêque ont fini au four.
C’est sur cette plage, la plus belle de l’île de Pâques, que le drame s’est joué et que tous les missionnaires accompagnant leur évêque ont fini au four.

Aucune trace du forfait

Pourquoi le "Marie-Joseph" ne fit-il pas route, au sortir du cap Horn ou du détroit de Magellan, à l'extrême sud de l'Amérique latine, vers Valparaiso pour ravitailler, comme le faisaient presque tous les voiliers de l'époque ?

Le petit navire avait peut-être été pris dans une tempête qui le détourna de la côte sud-américaine, il était peut-être très en retard, nul ne le sait exactement ; mais en avril ou en mai de cette année, c'est bien devant l'île de Pâques qu'il se présenta.

L'équipage était affaibli, c'est peu de le dire ; quant aux religieux, ils étaient bien incapables de prendre les armes et de se défendre contre qui que ce soit ; en revanche, conscients de la gravité de ce qu'ils avaient commis, les Pascuans, à l'époque, prirent à l'évidence le soin de dépouiller le navire de ce qui pouvait les intéresser, avant de le brûler et de le couler pour ne laisser aucune trace de leur horrible forfait.

Le symbole de la congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie et de l'Adoration perpétuelle du Très-Saint-Sacrement de l'Autel, dont les religieux furent surnommés les Picpus. Ils payèrent le prix fort leur désir d’évangéliser le Pacifique Sud.
Le symbole de la congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie et de l'Adoration perpétuelle du Très-Saint-Sacrement de l'Autel, dont les religieux furent surnommés les Picpus. Ils payèrent le prix fort leur désir d’évangéliser le Pacifique Sud.

Le silence de Tepano Jaussen

La vraie question que pose cette enquête faite à l'époque avec sérieux et application par les religieux catholiques de Tahiti, des Gambier et de l'île de Pâques, est de savoir pourquoi l'affaire ne remonta pas plus loin que l'évêché de Papeete, à Tahiti. En clair, pourquoi l'évêque Florentin Etienne Tepano Jaussen, pourtant lui-même "Picpus", classa-t-il le dossier, au point que la version officielle de la disparition de Mgr Rouchouze au sein de la congrégation des "Picpus", aujourd'hui encore, est toujours celle d'une fortune de mer au large de la Patagonie ?

Adepte du compromis, ayant pris soin de nombre de Pascuans aux Gambier et à Tahiti après les rapts des négriers et les excès de Dutrou-Bornier et de son associé Brander, ayant une sainte horreur des conflits, il est possible que Jaussen, pesant le pour et le contre, ait décidé tout simplement de ne pas exposer à la vindicte des Tahitiens et des Mangaréviens ses protégés de Rapa Nui. Trente ans après le drame d'Anakena, en portant l'affaire devant l'opinion publique et la justice, l'évêque ne pouvait espérer que la mise au piloris de vieillards devenus de bons catholiques, fidèles à l'église, et dont le nombre contrebalançait -même modestement- celui des protestants, alors largement dominants. Dénoncer les Pascuans n'allait pas ramener à la vie les vingt-quatre missionnaires dévorés.

En revanche, Jaussen attendait beaucoup de ces mêmes Pascuans qui l'appréciaient en retour énormément ; ils lui avaient remis à plusieurs reprises des cadeaux, dont une tresse de cheveux enroulée sur une planche gravée, portant des signes rongo rongo (en 1869), la seule écriture indigène jamais trouvée dans le triangle polynésien et dont le déchiffrage passionnait au plus haut point Jaussen, bien plus que remuer de vieilles affaires. Tepano sollicita d'ailleurs tous les anciens Pascuans de Tahiti, dont ceux qui furent témoins, voire acteurs, du drame d'Anakena, pour comprendre le sens de cette écriture, restée jusqu'à nos jours énigmatique. Les résultats de l'enquête sur le malheureux Rouchouze, pour leur part, si accablants qu'ils fussent à l'encontre des Pascuans, furent consciencieusement "oubliés", non transmis, étouffés… A notre connaissance, jamais rien ne fut publié à cette époque sur le sujet dans des revues ou journaux.

Tepano Jaussen, évêque à Tahiti, a su la vérité, mais il ne l’a jamais révélée publiquement.
Tepano Jaussen, évêque à Tahiti, a su la vérité, mais il ne l’a jamais révélée publiquement.

Sur place, des “objets”…

Sur place, à l'île de Pâques, à force de questionnements, on nous a affirmé, il y a quelques années, que des objets du "Marie-Joseph" étaient encore sur l'île ; ils constitueraient autant de preuves de la fin dramatique de l'évêque et de ses ouailles ; mais une chape de silence est vite retombée sur notre modeste enquête. De son côté, le père Castan, plus d'un siècle avant nous, avait recueilli sinon des pièces, du moins des descriptions d'objets qui ne laissent aucun doute quant à l'identité de leur propriétaire : les chaussures à boucle de Tepano Rouchouze, son chapeau, son anneau épiscopal (les évêques portaient alors une améthyste)…

Eugène Eyraux, le frère qui tenta d’évangéliser l’île de Pâques, fut mis le premier au courant du repas cannibale de la plage d’Anakena, mais il ne fit sans doute pas le lien avec la disparition de Mgr. Roucchouze vingt ans plus tôt.
Eugène Eyraux, le frère qui tenta d’évangéliser l’île de Pâques, fut mis le premier au courant du repas cannibale de la plage d’Anakena, mais il ne fit sans doute pas le lien avec la disparition de Mgr. Roucchouze vingt ans plus tôt.

A l’époque du drame qui coûta la vie à l’expédition conduite par Mgr. Rouchouze, les moai de l’ahu Naunau, dominant Anakena, devaient être renversés. Ils n’ont donc rien vu et ils ne témoigneront jamais…
A l’époque du drame qui coûta la vie à l’expédition conduite par Mgr. Rouchouze, les moai de l’ahu Naunau, dominant Anakena, devaient être renversés. Ils n’ont donc rien vu et ils ne témoigneront jamais…

Le père Laval, “patron” des Gambier. Sur son archipel, qui accueillit nombre de Pascuans, la vérité se fit jour, mais elle demeura étouffée.
Le père Laval, “patron” des Gambier. Sur son archipel, qui accueillit nombre de Pascuans, la vérité se fit jour, mais elle demeura étouffée.

Rédigé par Daniel PARDON le Jeudi 26 Janvier 2017 à 09:55 | Lu 2937 fois