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A Ouvéa, la parole comme exutoire des traumatismes de 1988


Ouvéa, France | AFP | dimanche 28/04/2018 -"Je suis arrivé juste après l'attaque de la gendarmerie. Les gendarmes étaient déjà morts et je suis monté vers Gossanah avec les otages", raconte Alexandre Wallepe, militant indépendantiste d'Ouvéa, impliqué dans les actions de 1988.

"Le jour de l'assaut, j'avais été de garde toute la nuit devant la grotte, il pleuvait, les porteurs de thé sont arrivés et j'ai entendu les hélicoptères", poursuit-il devant une cinquantaine d'habitants de Wâkatr, une tribu au sud d'Ouvéa.

Sous un abri en tôles, des nattes ont été étendues au sol, une exposition itinérante retrace le drame d'Ouvéa et l'histoire de la colonisation tandis que riz, manioc et poisson mijotent sur les braises pour le déjeuner.

Au micro s'enchaînent les récits de ces deux semaines de 1988 où cette île -"la plus proche du paradis", selon les brochures touristiques- s'est transformée en enfer. La plupart racontés en Iaii (langue d'Ouvéa), les yeux embués et la voix déformée par l'émotion.

Alexandre Wallepe explique qu'il faut parler "pour ne pas oublier et évacuer le fardeau". Ces journées "Mémoires et témoignages" sont organisées dans toute l'île (3.400 habitants) dans une ambiance lourde, reflétant le poids de "cette histoire inoubliable" comme le proclament les banderoles.

"Mon frère était ambulancier, il est allé récupérer les morts à la gendarmerie. Il y avait le gendarme Edmond Dujardin, un copain de mon père, venu la veille prendre le café", rapporte Maria, qui veut "discuter pour sortir de la souffrance et tourner la page".

Le 22 avril 1988, à deux jours du premier tour de la présidentielle, elle entend des coups de feu dans la gendarmerie de Fayaoué alors qu'un commando indépendantiste dirigé par Alphonse Dianou vient de faire irruption pour protester contre le nouveau statut Pons, du nom du ministre des DOM-TOM d'alors.

Le FLNKS accuse le texte de vouloir détruire l'identité kanak. L'opération tourne mal, quatre gendarmes sont tués par balles, un autre est blessé d'un coup de machette et trois kanak sont touchés. Les assaillants prennent 27 gendarmes en otage, une partie est rapidement relâchée tandis qu'une quinzaine sont emmenés dans le nord vers la tribu de Gossanah, réputée pour sa radicalité. Le 5 mai, l'assaut contre la grotte donné par l'armée pour libérer les otages s'achève dans un bain de sang : deux parachutistes et 19 kanak tués.

- "Nos papas ont tracé le chemin" -
Un an plus tard, le leader kanak Jean-Marie Tjibaou et son lieutenant Yeiwéné Yeiwéné sont assassinés par Djubelly Wéa, qui n'accepte pas la paix conclue lors de la signature des accords de Matignon (juin 1988), avec Jacques Lafleur, chef de file des loyalistes.

"On a été considérés comme des martyrs du peuple kanak puis comme des assassins. Il y a une double souffrance dans nos coeurs et dans nos tripes", confie Macky Wéa, frère de Djubelly, artisan de la réconciliation avec les gendarmes dès 1998 puis du pardon envers les familles Tjibaou et Yeiwéné en 2004.

A Gossanah, pavoisée de drapeaux kanak, on peut lire "2018, vive la Kanaky libre", en allusion au référendum sur l'indépendance, le 4 novembre. La tribu a construit une petite salle où se trouve une exposition de photos et de coupures de presse sur "la tragédie".

Ex-preneur d'otages, Benoît Tangopi s'est rendu lors de la deuxième phase de l'assaut où "des lance-flammes ont été utilisés". "J'ai vu un porteur de thé allongé dans la forêt avec un gros trou dans le torse", rapporte le quinquagénaire, qui "ne comprend pas pourquoi la France a déclaré la guerre aux Kanak, à des citoyens français".

Il a fait six mois de prison à la Santé, avant d'être libéré à la faveur de la loi d'amnistie dans la foulée des accords de Matignon.

Avant l'assaut, quelque 700 militaires ont investi Ouvéa, interdite à la presse, se livrant à interrogatoires musclés et exactions.

"Je me souviens du grand chef Charles Imwene que les militaires avaient emmené au-dessus de la forêt pour qu'il dise où est la grotte. Comme il ne savait pas, ils l'ont jeté de l'hélicoptère et il est mort six mois plus tard des suites de ses blessures", raconte Faysen Wéa.

"Le 4 novembre, je vais voter pour l'indépendance. Elle arrivera un jour, peut-être demain ou après-demain, parce que nos papas ont tracé le chemin", lâche à ses côtés Ouma Touet, 28 ans, dont le père a aussi été emprisonné en métropole.


Rédigé par () le Lundi 30 Avril 2018 à 06:37 | Lu 642 fois