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1792 : Bennelong, premier « Abo » à Londres


Ce portrait  de Bennelong, supposé fidèle, a été effectué lors de son séjour à Londres.
Ce portrait de Bennelong, supposé fidèle, a été effectué lors de son séjour à Londres.
Décembre 1792 : le trois mâts Atlantic, battant pavillon britannique, lève l’ancre dans la rade de Port Jackson (aujourd’hui Sydney). A son bord un gouverneur anglais fatigué, Arthur Phillip, emmenant dans la lointaine Angleterre deux Aborigènes de la nation Eora, Woollarawarre Bennelong (parfois orthographié Baneelon) et son complice et ami Yemmerrawanne (qui décèdera une fois à Londres). Arthur Phillip part avec le sentiment du devoir accompli : c’est lui qui a donné corps à la première implantation coloniale anglaise en Australie et si les débuts de cette colonisation furent chaotiques, il quitte l’île continent, et plus particulièrement la Nouvelle Galles du Sud en laissant un territoire en ordre, peuplé de 4 221 personnes, dont 3 099 bagnards…


Bennelong, à bord de la HMS Atlantic, savait que le voyage jusqu’à Londres serait très long. De fait, l’arrivée du navire se fit à Falmouth en mai 1793 ; pour un Aborigène n’ayant connu que de petits déplacements en pirogue dans sa région natale, une navigation de cinq mois représentait une aventure extraordinaire dans tous les sens du terme ; mais une fois habitué à la vie à bord, Bennelong eut à relever un nouveau défi : se faire accepter, avec son ami, dans la bonne société anglaise de l’époque.
Mais qui donc était ce « sauvage » comme les bagnards qualifiaient alors les Aborigènes occupant l’actuelle région de Sydney et qui, aujourd’hui, ont presque tous disparu ?


Annexion de l’Australie sans accord

Lorsque la First Fleet parvint à Botany Bay en janvier 1788 dans le but d’entamer la colonisation de l’Australie, Arthur Phillip jugea le mouillage peu pratique et choisit, à peu de distance, la rade de Port Jackson. Les Anglais avaient beau considérer que cette terre était complètement vierge de toute occupation, il n’empêche que la nation Eora était installée là depuis des milliers et des milliers d’années. Les plus vieux outils retrouvés lors de fouilles datent de 40 000 à 50 000 ans. Les Eora de la seule région de Sydney, qui regroupaient vingt-neuf tribus d’environ cinquante personnes, étaient donc à peu près mille cinq cents, vivant essentiellement de la pêche côtière et de ce qu’ils pouvaient récolter sur les rochers en bord de mer ; ils ne cultivaient pas la terre et n’élevaient aucun animal pour se nourrir.
Si la Grande-Bretagne décida d’annexer purement et simplement l’Australie sans passer aucun accord avec les peuples qui y vivaient (au contraire de ce que les Anglais firent en Nouvelle-Zélande par exemple, ou, plus tard, en Nouvelle-Guinée), Arthur Phillip n’était ni aveugle ni borné. Il voyait quotidiennement des indigènes autour de l’embryon de colonie anglaise, mais ceux-ci évitaient les nouveaux venus, ne manifestant ni agressivité ni même le moindre intérêt. En fait, et cela agaçait prodigieusement Phillip, les Aborigènes semblaient ne même pas voir ces envahisseurs et ne tenaient, en tous les cas, aucun compte de leur présence récente, refusant tout contact.


Les ravages de la grippe

L’arrivée du premier Aborigène avait causé un vif émoi dans la capitale britannique.
L’arrivée du premier Aborigène avait causé un vif émoi dans la capitale britannique.
Sans le savoir, les Eora avaient adopté le seul comportement qui leur donnait une chance de survivre. Les Blancs étaient en effet porteurs de maladies et de virus inconnus des indigènes et la suite de leur cohabitation, avec des contacts plus étroits, s’avéra désastreuse pour eux. Avant 1800, on estime qu’un peu plus de dix mille Eora, de Sydney et d’au-delà, moururent à cause d’épidémies de grippe, une fois les relations établies avec les colons.
Mais à l’époque de leur installation, les Anglais, qui étaient confrontés à de très nombreux problèmes, notamment de disette, ne parvenaient pas à nouer de liens avec leurs voisins. Après plusieurs tentatives infructueuses, Phillip se résolut à faire enlever des Aborigènes, espérant, en les maintenant en détention, apprendre leur langue ou leur apprendre l’Anglais de manière à d’établir des échanges qu’il voulait fructueux pour les deux groupes humains.
En novembre 1789, Phillip faisait capturer un dénommé Arabanoo, qui ne survécut pas longtemps, terrassé par la grippe. Beaucoup de ses proches, vivant à proximité immédiate des colons, étaient eux aussi passés de vie à trépas à cause de cette maladie bénigne chez les Anglais, mais mortelle pour les Aborigènes. En décembre 1789, Bennelong et un autre indigène, Colbee, sont à leur tour capturés. Si Colbee s’échappa très vite, Bennelong choisit de rester, curieux du mode de vie de ces étrangers. Il avait à peu près vingt-cinq ans, il était solidement bâti et mangeait comme quatre : ses geôliers constatèrent que leur ration d’une semaine ne suffisait pas pour une seule journée de leur captif qu’il devaient évidemment soigner. Quant à ses centres d’intérêts, ces mêmes geôliers estimèrent qu’à part les femmes et la guerre avec d’autres clans, il ne s’intéressait pas à grand-chose.
Six mois après sa capture, jugeant sans doute qu’il en savait assez sur ces envahisseurs, le prisonnier s’échappa à son tour malgré les bonnes relations entretenues avec Arthur Phillip, très désappointé par cette évasion.








A l’emplacement de l’opéra de Sydney

La cabane où vécut Bennelong, au contact des Britanniques, était construite à l’emplacement exact où se trouve aujourd’hui le plus célèbre monument d’Australie, l’opéra de Sydney.
La cabane où vécut Bennelong, au contact des Britanniques, était construite à l’emplacement exact où se trouve aujourd’hui le plus célèbre monument d’Australie, l’opéra de Sydney.
Tout était à refaire, pensa le gouverneur, mais très curieusement, Bennelong revint et expliqua qu’il n’était pas contre échanger avec les Anglais, mais à condition de demeurer libre de ses mouvements. Phillip n’en demandait pas tant et accepta les conditions du jeune Abo. Celui-ci essaya de présenter les Anglais aux clans de la région, mais parfois, tout ne se passa pas comme prévu : ainsi à Manly, Phillip fut-il blessé à l’épaule par une lance ; sagement, il comprit qu’il y avait un malentendu et interdit à ses hommes de riposter. Bennelong était convaincu que son nouvel ami était sincère vis-à-vis de son peuple et leur amitié alla se renforçant, d’autant que le gouverneur fit construire à Bennelong une cabane sur ce qui fut de suite appelé Bennelong Point (et que toute la planète connaît aujourd’hui puisque, à la place de la cabane, se dresse l’opéra de Sydney).
Si ses relations avec les Anglais s’intensifièrent, Bennelong bénéficia, au sein de son peuple, d’une indiscutable aura. Il était celui qui parlait avec les Blancs, qui mangeait avec eux, qui vivait près d’eux ; non seulement il avait un statut de chef au sein de son clan, le clan Wangal, mais il était aussi reconnu par toute la nation Eora. Ses deux sœurs, Carangarang et Warreeweer, furent en effet mariées à d’autres chefs de la région ce qui fit de Bennelong un décideur respecté au sein de sa communauté.


Une sanglante révolte

Le face à face, somme toute plutôt amical et empreint de confiance, de Bennelong et du gouverneur Phillip, en Australie, inspira un certain nombre de caricaturistes.
Le face à face, somme toute plutôt amical et empreint de confiance, de Bennelong et du gouverneur Phillip, en Australie, inspira un certain nombre de caricaturistes.
Les envahisseurs, les Aborigènes l’ont bien compris grâce à Bennelong, étaient décidés à rester (ils n’étaient pas en escale comme le fut James Cook par exemple) et finalement leur nombre (1 336 personnes arrivés avec la First Fleet dont 772 bagnards) était supportable. Ne serait-ce la grippe qui décimait les clans, ce voisinage aurait été acceptable et de toutes les façons, l’armement des étrangers était tel qu’il fallait bien se résoudre à vivre avec eux.
Il y eut, malgré les bonnes relations de Phillip et de Bennelong, plus d’un incident entre Anglais et Eora et même une révolte, celle de l’Aborigène Pemulwuy, appartenant au clan des Bidjidal. Fin décembre 1790, celui-ci entama une véritable guérilla contre les nouveaux venus, guerre d’embuscades, d’abattage de bétail, d’arrachage de cultures, qui dura une douzaine d’années puisque le meneur de la révolte ne fut tué que le 2 juin 1802. Dans la seule bataille de Parramatta, en mars 1797, on compta treize soldats anglais et un peu plus de trente Aborigènes tués.



De la musique « abo » à Londres

La seconde flotte de bagnards parvint à Port Jackson en juin 1790, avec son chargement de condamnés aux travaux forcés. Le rythme devait être de deux convois par an, avait averti Londres.
Autant dire que Phillip avait fort à faire pour parvenir à rendre la colonie autosuffisante au moins sur le plan alimentaire. Dès 1790, le gouverneur fit savoir qu’il était prêt à rentrer à Londres. Mais finalement, ce ne fut qu’à la fin de l’année 1792 qu’il put embarquer à bord de la HMS Atlantic, avec une collection d’échantillons de flore et de faune et surtout deux Aborigènes, Woollarawarre Bennelong et Yemmerrawanne.
Lorsque le bateau quitta la rade de Port Jackson, la colonie anglaise comptait 4 221 personnes dont 3 099 bagnards.
Une fois en Angleterre, les deux indigènes furent habillés et préparés à faire leur entrée dans la bonne société britannique. On dit qu’ils furent présentés au roi George II, mais en réalité, rien n’est moins sûr. En revanche, on multiplia les sorties, activités et découvertes à l’intention des deux visiteurs (Tour de Londres, cathédrale St Paul, balade sur la Tamise, spectacles, etc.). En échange de quoi, les deux indigènes offrirent à leur tour un récital à leurs hôtes (dont la musique et les paroles furent d’ailleurs retranscrites et ont été conservées).
Malheureusement, Yemmerrawanne tomba malade en septembre 1793. Amaigri, il se blessa à une jambe en octobre de la même année et ne parvint jamais à recouvrer la santé. Bien au contraire, l’hiver 1793-1794 fut très éprouvant pour le malade qui décéda le 18 mai 1794 d’une infection pulmonaire, à l’âge de 19 ans. Il fut enterré en Angleterre et malgré plusieurs tentatives pour ramener ses restes dans son pays natal, rien ne put se faire. Au fil du temps, le cimetière a été remodelé et la tombe de l’Aborigène a disparu.


Hostilité des colons face aux « sauvages »

Bennelong pour sa part était bien vivant, mais lui aussi voyait sa santé se détériorer de jour en jour. Coup de chance, au début de l’année 1795, la HMS Reliance partait pour l’Australie, embarquant Bennelong et le chirurgien et explorateur George Bass. Bennelong, très fatigué, arriva à Port Jackson le 7 septembre 1795. Il maîtrisait alors très bien la langue anglaise et fut chaleureusement accueilli par le nouveau gouverneur d’alors, John Hunter. Toute l’habileté de Bennelong se manifesta à cette époque ; malgré la guérilla de Pemulwuy, il sut mener sa barque pour redevenir l’incontournable interlocuteur des Anglais et en même temps le chef respecté d’une centaine de clans de la région.

Daniel Pardon




L’impossible cohabitation Blancs/Aborigènes

On doit au gouverneur Phillip d’avoir fait de nombreux efforts, souvent maladroits, pour établir le contact avec les Aborigènes.
On doit au gouverneur Phillip d’avoir fait de nombreux efforts, souvent maladroits, pour établir le contact avec les Aborigènes.
Certes, Bennelong n’arrêta pas l’invasion britannique sur les terres de ses ancêtres, certes il ne put rien faire face aux ravages des maladies importées (dont la terrifiante grippe qui décima son peuple), mais du moins parvint-il à marginaliser Pemulwuy et fit-il tout ce qui était en son pouvoir pour que les deux communautés, blanche et aborigène, parviennent à vivre en bonne harmonie.
Malheureusement pour lui, durant les dernières années de sa vie, il se retira de l’avant-scène diplomatique au fur et à mesure de l’intensification de la pression des colons sur les terres de la nation Eora. Les Européens, de plus en plus nombreux, de plus en plus agressifs envers ces « sauvages », multiplièrent les incidents et les relations entre les deux peuples ne firent que se détériorer au fil du temps. Du moins Bennelong eut-il le mérite de tendre la main à ceux qui allaient ensuite la lui manger et manger celle de tous les Aborigènes…
Bennelong mourut le 3 janvier 1813 à Kissing Point, sur la rivière Parramatta et sa dépouille fut enterrée avec tous les égards dus à son rang dans l’exploitation agricole de son ami James Squire.
Sa tombe a été retrouvée en 2011 dans un lotissement aujourd’hui urbanisé. Il reposerait avec sa femme et un autre Aborigène, Nabaree, ainsi qu’avec un neveu de Nabarre, appelé Colebee (décédé en 1821).



Pemulwuy, l’anti Bennelong

Pemulwuy, auquel nous avons fait référence dans cette évocation de la vie de Bennelong, était, lui aussi, natif de la région de Port Jackson. Appelé également Bimblewove et Bumbleway, il était originaire du clan des Bidjigal et s’affirma très vite comme un opposant radical aux Anglais, choisissant la voie inverse de celle de Bennelong.
C’est ainsi que sa méfiance envers les envahisseurs le poussa à blesser mortellement d’un coup de lance le garde-chasse du gouverneur Phillip, John McIntyre. Celui-ci ne décéda pas sur le coup mais mourut des suites de l’infection provoquée par sa blessure, ce qui mit Phillip dans une colère noire. Il décida d’organiser de suite un raid de représailles, mais la troupe envoyée sur place fit chou blanc et ne retrouva pas Pemulwuy, qui allait s’avérer insaisissable des années durant.
Dès 1792, alors que Bennelong partait pour l’Angleterre, Pemulwuy entama une série de raids contre les colons de Prospect, de Toongabbie, de Georges River, de Parramatta, de Brickfield Hill et de Hawkesbury. Il réussit, semble-t-il, à agréger autour de lui d’autres clans plus éloignés, comme les Woodman qui s’attaquèrent eux aussi aux Anglais l’année suivante, alors qu’ils n’étaient pas en contact direct avec ceux-ci.
Il semblerait que le 25 janvier 1795, Pemulwuy fit partie d’une vaste cérémonie d’initiation fédérant les Aborigènes contre les Européens. Les indigènes avaient compris que les cultures étaient vitales pour leurs ennemis, de même que leur bétail et c’est à ces biens qu’ils s’en prirent en priorité ; les colons, de leur côté, ne ménageaient pas leur peine pour traquer les « sauvages » qui les harcelaient mais beaucoup de raids aborigènes ne furent en réalité que des vengeances contre des Blancs ayant commis des atrocités ou ayant enlevé de jeunes enfants Abos.


Mort ou vif !

Face à cette montée permanente de la violence, le gouverneur n’eut d’autre solution que de lancer l’armée dans la bataille.
En mars 1797, Pemulwuy attaqua une ferme du gouvernement à Toongabbie. Traqué à son tour par les colons, Pemulwuy fut rattrapé vers Parramatta et grièvement blessé par de la chevrotine. Hospitalisé, il parvint à s’évader malgré une pièce de fer attachée à l’une de ses jambes, pour l’empêcher de fuir justement. L’apparente résistance de l’insoumis fit naître, au sein de la communauté aborigène, une croyance, à savoir que Pemulwuy ne pouvait pas être atteint par les balles et que les armes à feu ne pouvaient rien contre lui. Ce qui ne fit qu’enhardir les Aborigènes multipliant les destructions de champs de maïs notamment.
Le 1er mai 1801, lassé de cette guérilla qui pourrissait l’ambiance de la jeune colonie, le gouverneur King décréta que les Aborigènes de la région de Parramatta, George River et Prospect pouvaient être abattus sans autre forme de procès.
La guerre se durcit encore lorsque en novembre, le même gouverneur offrit une prime à qui lui ramènerait, mort ou vif, Pemulwuy.
La chasse au rebelle s’intensifia et il finit par être abattu le 1er juin 1802 par un dénommé Henry Hacking. Sa tête fut ramenée au gouverneur qui, dit-on, l’expédia à Londres (où, à ce jour, elle n’a jamais été retrouvée).
Un peu plus tard, son fils Tjedboro, surnommé Tedbury, tenta de reprendre le flambeau, mais il fut abattu dès 1810 à Parramatta.
C’en était fait de la résistance des Aborigènes dans la région de l’actuelle Sydney, de nombreux historiens considérant que le seul vrai leader indigène de l’époque à s’être opposé aux Anglais fut Pemulwuy. Au fur et à mesure de la montée en puissance de ce dernier, on peut remarquer que Bennelong pour sa part s’effaça de plus en plus jusqu’à finir par se retirer des affaires publiques.
Il avait sans doute compris que l’arrivée d’étrangers ne cesserait pas et que la grippe tuant plus encore que les envahisseurs, son peuple n’avait plus aucune chance…








Rédigé par Daniel Pardon le Jeudi 7 Juin 2018 à 10:26 | Lu 1056 fois