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-110 mètres, le nouveau défi de Denis Grosmaire


(Photo : Daan Verhoeven)
(Photo : Daan Verhoeven)
Tahiti, le 15 mars 2022 - Il est la référence de l'apnée en Polynésie française. Denis Grosmaire, 45 ans, était descendu à -105 mètres, en juin dernier aux Bahamas, en immersion libre, pendant un entraînement avant de subir un gros coup de fatigue à la très sélect Vertical Blue. Après avoir digéré son échec, l'apnéiste et chasseur sous-marin, installé à Tikehau, est reparti depuis le début de l'année sur une nouvelle préparation en vue d'atteindre les -110 mètres qu'il compte réaliser en août prochain à Kalamata, en Grèce. L’homme poisson livre les détails de sa préparation.
 
Denis, après votre coup de fatigue au Dean's Blue Hole aux Bahamas, est-ce que ça a été compliqué de repartir sur une nouvelle préparation ?
 
"Après la compétition, je me suis senti mal pendant un petit moment, parce que je n'avais pas atteint l'objectif que je m'étais fixé. J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Il y avait de la déception personnelle, il y a eu un peu de tout. Je suis rentré et j’ai voulu faire un break. Et puis au bout d'un mois, l'envie de plonger est revenue. Puis entre novembre et décembre, j'étais retourné plonger à Dahab, en Égypte."
 
Comment est arrivé votre coup de fatigue ?  
 
"Je m'entrainais intensément depuis trois mois et les plongées se passaient bien. Je n'ai pas vu le coup venir. Je venais de franchir la barre des 100 mètres et j'avais même réalisé 105 mètres. C'est après cette performance que tout est arrivé. On cumule beaucoup de fatigue après les plongées profondes et si on n'a pas assez temps de récupération, on le paye sur les plongées d'après."
 
Mais vous avez quand même décidé de plonger à la Vertical Blue...
 
"À la locale on va dire, je me disais que je pouvais gérer le truc. J'ai décidé de commencer la compétition au Blue Hole, à 90 mètres, et monter petit à petit sur les six jours de compétition. Normalement, ce sont des profondeurs qui sont acquises pour moi maintenant. Ma technique, elle est top. Mais là, sur ce premier 90 mètres, j'ai senti que je n'étais pas bien sur ma technique. J'avais de mauvaises sensations. Et je sentais que je n'avais pas assez récupéré. Le deuxième jour je tente 95 mètres, mais je n'arrive qu'à 60. Le troisième jour, j'arrive à 95 mètres et, là, je me sens plutôt bien et je me dis que j'ai récupéré. Le quatrième jour j'annonce 100 mètres, mais au bout de 40 mètres je fais demi-tour parce que les sensations n'étaient pas là. Et les deux derniers jours de compétition j'ai tenté encore 100 mètres, mais j'ai fait demi-tour à chaque fois. C'est la première fois que j'expérimente ce gros coup de fatigue et le surentraînement."
 
C'est donc une bonne leçon que vous avez retenue ?
 
"Oui, la leçon est retenue. Mettre plus de repos entre les grosses plongées et ne pas trop courir après les chiffres aussi. J'ai pu discuter avec des champions de l'apnée et ils m'ont tous recadrés sur ce point-là. On est dans un élément où on est soumis à des pressions énormes à ces profondeurs. Il y a onze bars de pression et les poumons deviennent plus petits que les poignets. Tous les petits mouvements que l'on fait, cela demande des efforts musculaires énormes. À l'époque, je ne m'étais pas rendu compte de cette fatigue. En fait, j'avais un blocage. Je me disais : 'Si je ne plonge pas pendant deux, trois jours, je vais perdre tout ce que j'ai acquis.' J'ai donc enchaîné les plongées avec quasiment aucun jour de repos. On m'appelle la machine, parce que je n’ai pas arrêté d'enchaîner les plongées profondes. Et puis quand j'ai eu le gros coup de fatigue, c'était comme être mis KO par Mike Tyson. On ne se remet pas du jour au lendemain d'un KO de Tyson (rires). Je sais que les 'petites' plongées à 80, 90 mètres je peux les répéter sans problème. Après, il y a la pression psychologique des trois chiffres. La barre des 100 mètres, c'est quelque chose parce qu'il n'y a pas beaucoup d'apnéistes dans le monde qui y arrive. Faire 100 mètres, ça reste comme un mythe et on rentre dans la cour des grands. Il y a tout ça à prendre en compte. Mais ceci dit, ma plongée à 105 mètres c'était très bien passé. Le lendemain, j'avais envie de mettre 110 (rires). Je sens que j'en ai encore sous le pied."
 

Depuis quelques semaines, vous êtes reparti dans un nouveau cycle de préparation pour aller encore plus loin ?
 
"Exactement. J'ai des objectifs assez ambitieux cette année. J'aimerais descendre à -110 mètres en immersion libre. Je compte tenter un nouveau record en août prochain, en Grèce, à Kalamata. Le deuxième objectif sera les championnats du monde, mais je dois encore voir avec la Fédération tahitienne des sports subaquatiques (FTSSC) les modalités pour y participer."
 
Avec l'expérience que vous avez acquise au Dean's Blue Hole, comment va s'articuler votre préparation au cours des prochains mois ?
 
"Ça va se passer en trois phases. La première, inévitable, c'est la préparation physique (lire encadré). J'ai commencé en février. En ce moment, je fais beaucoup de cardio, de la gym et de la natation pour mettre en place le système cardiovasculaire et être bien en forme quand je vais attaquer la profondeur. Je vais faire ça jusqu'à mi-avril, fin avril. En ce moment, je ne plonge quasiment pas. Je descends sur 15, voire 20 mètres au max et je ne fais pas trop de méditation et de visualisation aussi. Après, j'attaque la deuxième phase jusqu'à fin juin où je vais commencer à descendre à 60, 70, 80 mètres. Sauf qu'ici, à Tikehau, je ne peux pas me préparer à la profondeur pour des raisons de sécurité essentiellement. J'ai pas les binômes formés qu'il faut pour assurer la sécurité. Je pars donc m'entraîner en Égypte, à Dahab, pour préparer mon nouveau record personnel. Pendant cette phase, je travaille ma technique, je fais des statiques en profondeur et je réhabitue mon corps à cet environnement. Je commence aussi le travail de méditation et de visualisation. Et puis la troisième phase, on va dire que je suis à un mois de tenter mon nouveau record, je ne fais plus de gym, un peu cardio, mais je suis concentré que sur la profondeur et mes sensations. Je sors de ma zone de confort et j'essaye d'aller à 95, voire 100 mètres. Le but, c'est de répéter les plongées mais, cette fois-ci, avec un long temps de repos entre chaque session."
 
En descendant à -110 mètres, où vous situerez-vous dans la hiérarchie mondiale de l'apnée en immersion libre ?
 
"Avant d'atteindre les 110 mètres, l'objectif est atteindre les 107 mètres. Je serai alors sûr d'être dans le top 10 mondial. Et après, si ça se passe bien, je tenterai les 110 mètres pour blinder mon record. À Kalamata en Grèce, en août, il y aura des compétitions tous les 15 jours, ça me donnera le temps. Je vais y aller progressivement."
 
Votre record personnel est à -105 mètres. Vous disiez que vous en aviez encore sous le pied, mais est-ce que passer de 105 à 110 mètres ce n'est pas un trop gros gap ?
 
"On ne passe pas de 100 à 110 mètres, comme on passe de 40 à 50 mètres. Plus on va profond, plus c'est difficile évidemment et plus les secondes sont comptées. Cinq mètres en plus, ça équivaut à dix secondes d'efforts en plus. À ce niveau, tout est millimétré. Et, oui, il ne faut pas s'engager dans des bonds énormes. Le recordman du monde par exemple améliore ça marque d’un mètre tous les ans. Pour le moment, je n'ai jamais fait de syncope et j'ai peur qu'elle arrive un jour et que cela me traumatise."
 
Le record du monde en immersion libre est à 126 mètres. Est-ce que vous pensez pouvoir l'atteindre un jour ?
 
"J'ai 45 ans et, si je reste dans ma logique d'améliorer mon record personnel mètre par mètre, chaque année, il y a encore un long travail. Pour avoir discuté avec des amis qui sont descendus au-delà de 115 mètres, ils me disent tous que c'est un autre monde. Maintenant, il faudrait que je sois à l'aise sur des profondeurs à 110, 115 mètres pour me projeter plus loin. Aujourd'hui, je n'y pense même pas. Pour le moment, comme je l'ai dit, je vise le top 10 mondial et on verra après.

 

La méditation et la visualisation, "un travail à ne pas négliger"

"Je me pose, je me détends pendant cinq, voire dix minutes pour détendre mon corps, mes muscles et respirer calmement. Je détends mon activité cérébrale et après je visualise mes plongées en temps réel. Je visualise ensuite le moment où je respire jusqu'au moment de l'immersion, je plonge 5, 10, 20, 30, 40 mètres, etc... je suis en free-fall, je fais mon demi-tour et je remonte. La visualisation, ça m'a vraiment permis de gagner en confiance, de pousser le système nerveux et lorsque tu plonges tu te sens vraiment bien. Ce travail n'est pas à négliger. 80% du travail sur une plongée profonde, c'est le mental."
 

Beaucoup de natation pour "travailler la tolérance au CO2"

"J'aime bien la natation parce que ça travaille la même chaîne musculaire que l'immersion libre. On à-peu-près les mêmes mouvements que sur le crawl et le tirage de la corde. Et puis les exercices de natation sont également de bons moyens de travailler la tolérance au CO2. Pour schématiser : l'essence dans un moteur c'est ton oxygène et la fumée qui sort du pot d'échappement c'est le CO2. Sauf qu'en apnée, tu bouches ton pot d'échappement et on a ce C02 qui reste bloqué à l'intérieur. L'envie de respirer en fait, c'est le CO2 qui ne fait que monter dans ton organisme. Sur mes sessions de natation, l'objectif est de retarder l'envie de respirer. Je trouve cela très efficace surtout quand je ne peux pas faire de profondeur.
 
Un de mes exercices consiste à faire une heure de crawl et cinq minutes de respiration. Je commence l'exercice et tous les cinq mouvements de bras je respire. Je fais ça pendant dix minutes. Après, je monte dans les mouvements de crawl. Je vais respirer tous les sept mouvements de bras, 9, 11, 13 et 15. Tout ça cumulé, ça fait cinq minutes de respiration sur une heure d'exercice. Il y des jours où je peux faire ça pendant quatre heures.
 
Je fais des sessions plus cardio aussi. Je tire une ligne de 25 ou 30 mètres et je fais à fond la caisse 30 mètres sans respirer. Le but recherché à travers ces exercices, c'est de pousser la machine et d'être dans le rouge. C'est super efficace. Mais je fais aussi des sessions de natation ou je pars trois ou quatre heures nager. Je me focalise alors sur la technique de nage et la détente.

"Trop de gens ont peur du requin"

"On le sait qu'aujourd'hui, le requin est une espèce protégée et c'est dans le code de l'environnement de la Polynésie. Mais il y a encore des gens qui s'amusent à maltraiter les requins. Les gens le font par peur ou pour s'amuser et ils prennent en photo en se vantant d'avoir tiré un requin. On suit aussi les réseaux sociaux et on signale à la Diren dès qu'il y a des comportements limites. Le requin a un rôle important dans l'écosystème sous-marin et a une symbolique forte dans la culture polynésienne. Même si dans les légendes le requin attaque, il est aussi identifié comme un sauveur. Avec mon association Tore Tore, on fait de la prévention dans les écoles. On a un dispositif qui s'appelle Ruruki, ça veut dire petit requin en pa'umotu. L'objectif est de nommer des jeunes ambassadeurs pour parler de la protection du requin et de la protection des océans en général. L’objectif est d’aller dans les quartiers, les écoles et sensibiliser les gens.
 
Ce que l'on note aujourd'hui, c'est que trop de gens ont peur du requin. Il faut arriver à changer cette image. Il y a un gros travail à faire sur la perception du requin, même si ça commence un peu à changer."
 

Sur les accidents de plongée des chasseurs sous-marins : "C’est la course à la plus belle photo, du plus gros poisson"

Chasseur sous-marin expérimenté, Denis Grosmaire organise également des stages d’apnée et fait de la prévention aux risques d'accident en chasse sous-marine. D’autres pêcheurs et associations distillent également des conseils et les risques de la pratique, mais ce qui n’empêche pas pour autant les accidents, comme en février dernier à Tubuai où un homme de 35 ans est décédé pendant une partie de pêche.
 
"Tout le monde connaît les règles aujourd'hui. Par contre, il y a sur les réseaux sociaux la course à la plus belle photo, du plus gros poisson. Ça motive les pêcheurs à prendre une Gopro et ils ne font plus attention à rien si ce n'est que leur coup de flèche atteigne le poisson", explique l’apnéiste.  "J'ai pêché mon ume à 25 mètres, je suis un boss. Moi j'en ai pêché un à 30 mètres, c'est moi le boss. Mon va’u de 50 kg est plus gros que le tien, etc... Et tout ça, ça a un effet sur le pêcheur qui oublie les règles de sécurité et qui veut faire mieux que son copain. La pêche, à la base, c'est pour ramener quelque chose à manger à la maison."
 

Rédigé par Désiré Teivao le Mardi 15 Mars 2022 à 20:28 | Lu 1727 fois