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"Le mariage de Loti" : témoignage historique ou propagande colonialiste ?


Une gravure de paysage polynésien par Pierre Loti (extrait de la collection Margueron)
Une gravure de paysage polynésien par Pierre Loti (extrait de la collection Margueron)
PAPEETE, le 9 avril 2018 - Le docteur en lettres et en histoire contemporaine Alain Quella-Villéger est un spécialiste de Pierre Loti, l'auteur du fameux roman "Le mariage de Loti" racontant son histoire d'amour avec une Tahitienne. En tour du monde sur les traces de l'écrivain, il était à Tahiti il y a quelques semaines. Nous avons pu le rencontrer pour une longue interview, où il nous parle de l'œuvre de Pierre Loti et l'héritage controversé qu'il nous a laissé.

Interview : Alain Quella-Villéger

Alain Quella-Villéger, docteur en lettres et en histoire contemporaine, professeur agrégé d'histoire-géographie au lycée Victor-Hugo de Poitiers. Avec 13 ouvrages de référence publiés, il est considéré comme l'un des principaux experts sur Pierre Loti.
Alain Quella-Villéger, docteur en lettres et en histoire contemporaine, professeur agrégé d'histoire-géographie au lycée Victor-Hugo de Poitiers. Avec 13 ouvrages de référence publiés, il est considéré comme l'un des principaux experts sur Pierre Loti.
Pierre loti est venu en Polynésie il y a 150 ans, et nous en gardons encore un souvenir aujourd'hui, avec par exemple son buste près du Bain Loti et une avenue à son nom. Pouvez-vous nous raconter ce qu'il a fait en Polynésie ?
Il est venu comme officier de marine quand il avait 22 ans. Son navire est arrivé au mois de janvier 1872 et est reparti en mars, il est resté deux mois en escale à Tahiti. Il était passé aux Marquises juste avant et ce sont ces deux visites qui ont alimenté tout ce qui sera dans son roman "Le mariage de Loti". Il y raconte le milieu autour de la reine Pomare IV, les courtisanes et les suivantes, ses histoires d'amour, et puis la vie quotidienne, sa découverte de Tahiti.

On qualifie souvent Le mariage de Loti comme un ouvrage colonialiste, est-ce une critique justifiée ?
Il y a deux aspects dans ce livre qui sautent aux yeux d'un lecteur contemporain. D'abord le côté paradis/Nouvelle Cythère, dans la tradition de Bougainville ou de Rousseau, cette idée de l'indigène "bon sauvage" qui vit dans une culture naïve et authentique... Mais en même temps, il y a une lucidité sur cette civilisation qu'il voit en train de disparaitre, menacée par la colonisation. Il y a donc ce double regard, de la fascination pour un monde qui lui parait enchanteur et en même temps l'inquiétude de voir ce monde menacé, notamment par la présence européenne, donc lui-même. C'est assez lucide pour être intéressant.

Pierre Loti (1850-1923) le jour de sa réception à l'Académie française, le 7 avril 1892
Pierre Loti (1850-1923) le jour de sa réception à l'Académie française, le 7 avril 1892
Mais on peut parfois être choqué par le livre et c'est normal. Loti a des jugements qui sont ceux du 19ème siècle. C'est une littérature qui a 150 ans et on ne reprocherait pas à Molière d'avoir des idées du 17ème siècle. Par exemple il a un discours qui est vraiment d'Européen, cette idée que nous avons une civilisation avancée. Même s'il n'emploie jamais le mot "civilisation supérieure" l'idée transpire dans l'ouvrage. Il y a aussi le rapport aux femmes et la facilité de la sexualité, qui peut paraitre un peu prédateur, c'est le reflet des marins qui sont en escale et trouvaient à Tahiti une vie facile. Sur les Chinois de Tahiti, il reprend les poncifs du temps, parce qu'ils étaient mal intégrés ou mal perçus... Donc il y a des choses à critiquer, mais on ne peut pas lire un livre du 19ème comme s'il avait été écrit hier.

En tant qu'historien, quand vous voyez la Polynésie d'aujourd'hui comparée à celle vue par Pierre Loti, est-ce que ses craintes sont devenues réalité ?
J'ai l'impression qu'il y a toujours ces deux aspects. Après, Loti ne prétendait pas deviner l'avenir, il est sur un constat. Il a écrit sur son ressenti, plus que sur une idéologie ou une étude scientifique. Après, c'est vrai qu'il y a toute une culture traditionnelle polynésienne qui a été mise en danger et aujourd'hui il y a tout un travail qui doit être fait au niveau du patrimoine et de la langue, qui vise à préserver cette identité. Mais je ne peux pas me permettre de juger depuis l'extérieur. Tout ce que je vois, c'est qu'il y a ici une revendication culturelle qui est parfaitement légitime.

Et chez Loti il y a ces deux aspects qui apparaissent déjà, le côté européen et polynésien. Il disait la même chose de l'Île de Pâques d'ailleurs, en disant que ces cultures traditionnelles méritent d'être préservées. En même temps il y a toujours cette confrontation avec ce qu'aujourd'hui on appellerait la Mondialisation, que loti appelait "l'uniformisation du monde". On gomme nos différences, au risque de perdre une richesse. C'est finalement ce que dit ce livre, Le mariage de Loti.

Reconstitution de la cascade de la Fataua par Pierre Loti (extrait de la collection Margueron)
Reconstitution de la cascade de la Fataua par Pierre Loti (extrait de la collection Margueron)
Est-ce que selon vous tous les Polynésiens devraient lire Le mariage de Loti
Pas obligatoirement, mais je le recommande. D'abord parce que c'est de la bonne littérature. Loti est un écrivain qui écrit de très belles phrases, il a cette capacité à saisir les lumières, les paysages, les instants... Il y a une écriture très poétique par moment. Donc pour ça, ça en vaut la peine. Après, dans une logique tahitienne, c'est le reflet d'une situation historique et ça relève du patrimoine immatériel de la Polynésie. Le patrimoine ce n'est pas que ce qui est né sur place, c'est aussi ce qui est venu de l'extérieur, donc voilà un élément intéressant. C'est un regard extérieur, avec sa subjectivité, mais on gagne toujours à réfléchir sur le regard que les autres portent sur nous. Quitte à le critiquer !

La dimension éternelle de ces textes, c'est leur beauté littéraire. Quand j'ai commencé à travailler sur Loti il y a 40 ans, j'entendais dire "c'est un écrivain dépassé". Aujourd'hui on voit que de jeunes auteurs disent "C'est absolument génial !" C'est parce qu'on le relit. Aujourd'hui ces auteurs qui sont dans une littérature innovante et complètement différente trouvent quand même que Loti fonctionne encore.

Rarahu, une femme imaginaire, un des personnages principaux du roman Le mariage de Loti. Elle a été créée en fusionnant les différentes aventures sentimentales de l'auteur à Tahiti. (image : Wikipedia)
Rarahu, une femme imaginaire, un des personnages principaux du roman Le mariage de Loti. Elle a été créée en fusionnant les différentes aventures sentimentales de l'auteur à Tahiti. (image : Wikipedia)
Un chercheur essaie toujours de dévoiler la réalité historique, comment faites-vous avec une œuvre de fiction comme un roman ?
C'est l'intérêt d'avoir le journal intime de Julien Viaud (le vrai nom de Pierre Loti), de travailler sur ses documents officiels en tant qu'officier de marine, sur sa correspondance, voir tout ce qu'il s'est dit et fait autour... On peut aussi vérifier la véracité de sa description des lieux par exemple. C'est l'intérêt de venir sur le terrain. On voit que Loti a romancé certains passages, mais il est plus dans la fiction avec les personnages. Le personnage principal de Rarahu, la femme de Loti dans le roman, n'existe pas, c'est une invention.

En revanche les paysages et les lieux sont tous très fidèlement décrits. La cascade de Fataua par exemple, non seulement il la décrit dans le roman, mais il la dessine très bien. En revanche quand on regarde le dessin, on voit le Diadème au-dessus de la cascade, alors que si on se rend physiquement sur place pour trouver le même angle, on ne peut pas le voir... Donc le dessin a été fabriqué, et on ne peut le voir qu'en venant sur place. Mais il y a quand même une belle fidélité au lieu chez Loti.

La cheffesse de Papara par Pierre Loti (extrait de la collection Margueron)
La cheffesse de Papara par Pierre Loti (extrait de la collection Margueron)
Comment ces romans ont-ils changé l'image que la France avait de la Polynésie ?
Comme je le disais tout à l'heure, il est héritier des Bougainville et autres premiers explorateurs par ce côté cliché, de paradis terrestre. En revanche, et c'est peut-être sa grande différence avec Gauguin et d'autres, il est plus proche de Victor Segalen quand il dit "voilà, il y a un monde qui est en train de disparaitre, qui est en danger". Donc il a une vision plus sombre, plus morbide, et là peut-être plus politique.

Qui était Victor Segalen, et quel est son lien avec le roman de Pierre Loti ?
Segalen est l'autre grand auteur sur Tahiti intéressant à lire. Son roman de 1905 s'appelle Les Immémoriaux. Il était venu en Polynésie en tant qu'officier de marine, et Les immémoriaux est souvent présenté comme le grand roman ethnographique sur Tahiti, où il y avait l'idée de donner la parole aux Tahitiens. C'est un des grands ouvrages ethnographiques du 20ème siècle, en général, donc une référence. Tout le roman est construit avec cette idée que ce n'est pas à l'auteur de dire aux Tahitiens qui ils sont, c'est à eux de le lui dire. Et Loti n'est pas allé aussi loin... C'est souvent un grand débat, Loti contre Segalen, avec Loti qui serait le mauvais exotisme et Segalen qui serait le bon, mais je ne partage pas cette idée. Segalen est beaucoup plus récent, et il était plus jeune.

D'ailleurs Segalen a envoyé son roman à Loti quand il a été édité en 1907, donc il y a une reconnaissance de l'héritage... Mais Loti lui a répondu dans une lettre "vous abusez des mots exotiques". Donc Loti arrive à reprocher à Segalen son exotisme, alors que le pauvre Segalen essayait de faire exactement le contraire... Mais j'ai tendance à penser que Segalen a en partie échoué dans son projet. Car donner la parole aux autres quand c'est nous qui écrivons, c'est quand même prendre la parole. La seule manière d'avoir le témoignage pur des Polynésiens, c'est de lire les auteurs locaux. Mais à cette époque il n'y a pas cette littérature francophone à Tahiti, écrite par des Tahitiens "de souche". Mais Le mariage de Loti et Les Immémoriaux sont deux livres de référence à lire sur la Polynésie.

Votre travail est plus large puisque vous analysez les œuvres de nombreux écrivains voyageurs. Qu'est-ce qui vous intéresse dans ce genre littéraire ?
En effet, mon travail ne porte pas que sur Loti, j'étudie beaucoup les écrivains voyageurs et les récits de voyage. Je suis convaincu que ce qu'on appelle la littérature des Ailleurs est une littérature qui nous interroge et qui doit nous permettre de penser le monde d'aujourd'hui. Un texte du 19ème siècle nous parle encore aujourd'hui et permet de penser notre monde moderne. Par exemple dans l'œuvre de Loti, il y a ce respect des différences, ce rejet du racisme. C'est la littérature de l'autre. Elle a ses limites souvent, mais elle montre que si l'on vit partout de manière différente, nos questionnements sont souvent les mêmes. À l'époque de la mondialisation, on a sans doute besoin d'un retour à la diversité et des romans comme ceux-là font partie de ces sources vers lesquelles on peut se tourner.

Une fille des Tuamotu dessinée par Pierre Loti (extrait de la collection Margueron)
Une fille des Tuamotu dessinée par Pierre Loti (extrait de la collection Margueron)

Rédigé par Jacques Franc de Ferrière le Lundi 9 Avril 2018 à 16:36 | Lu 3577 fois