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Restrictions sur la vente d'alcool : "Une gesticulation pour faire plaisir aux maires"


Tahiti, le 16 septembre 2020 - L’arrêté du 27 mai dernier sur la vente d’alcool a été attaqué par deux magasins du groupe Wane. Pour eux, les restrictions portent un préjudice certain à leur activité. L’audience en référé au tribunal administratif mercredi a surtout permis à l’avocat des requérants de pointer du doigt "l’incurie du gouvernement" incapable de justifier la mesure autrement que pour faire plaisir aux maires.

Les séances au tribunal administratif sont, par nature, un cadre où les arguments se font face et se contredisent avec retenue. Chacun présente sa façon de voir les choses. L’un voit le verre à moitié plein quand l’autre le voit à moitié vide. Ce mercredi, l’expression valait presque au sens propre comme au sens figuré. Deux magasins, Champion à Raiatea et Easy Market à Papeete, ont attaqué le dernier arrêté du 27 mai fixant des plages horaires réduites et interdisant toujours la vente de boissons alcooliques réfrigérées. Leur avocat, Me Millet, qui a déjà obtenu que soit prononcée l’illégalité du couvre-feu, a longuement chargé le gouvernement pour tenter de mettre en bière, juridiquement parlant, la décision du conseil des ministres.
 
De la prohibition à l’infantilisation
 
Evoquant en apéritif que le Pays "entretient une relation particulière avec la vente d’alcool", Me Millet s’est abstenu de rappeler les soubresauts réglementaires depuis plusieurs semaines. Depuis la prohibition totale décidée après l’entrée en confinement afin d’éviter les rassemblements festifs à la demande des maires, le régime s’est assoupli progressivement. Fin avril la commercialisation pouvait reprendre du lundi au jeudi mais uniquement les alcools de moins de 15° et non réfrigérés, la vente d'alcools forts restant fermée. En mai, le conseil des ministres remet deux tournées de modifications. Finalement, les ventes d’alcool à température ambiante sont autorisées dans tous les commerces du lundi au samedi de 8h à 18h mais les magasins spécialisés comme les cavistes ne sont pas soumis à cette restriction des plages horaires.
 
Une décision prise "sur proposition de la Fédération Générale du Commerce" (FGC). Une proposition que le syndicat des commerçants nie avoir faite, estimant que le gouvernement pousse le bouchon un peu loin en faisant passer cela pour une initiative de la FGC. Une débauche d’interdictions et de restrictions que l’avocat présentera comme "une forme d’infantilisation de la population". Mais Me Millet est venu défendre les intérêts de deux magasins et présenter les préjudices qu’ils subissent et qui nécessiteraient de suspendre l’arrêté contesté.
 
Jusqu’à 36% de ventes en plus sur les alcools forts
 
A l’audience, il n’a ainsi pas hésité à abreuver les magistrats d’arguments et de chiffres. Selon lui, l’application de l’interdiction a fait baisser de façon vertigineuse le chiffre d’affaires mais également la fréquentation. Avec les horaires imposés, les consommateurs se ruent dans les magasins entre 16 et 18 heures et les désertent massivement après. Le magasin Champion de Raiatea aurait ainsi vu ses ventes d’alcool chuter de -18,7% et la fréquentation de -50%. Sur une année, les deux magasins perdraient 140 millions de Fcfp au cumulé. Le préjudice économique est donc réel et pourrait entrainer des réorganisations et donc des licenciements.
 
Mais cette interdiction a surtout modifié le comportement des consommateurs. Statistiques à l’appui, la baisse des ventes sur la bière aurait conduit les Polynésiens à se ruer sur les alcools forts pour s’hydrater. Le report représenterait une hausse des ventes de +36% sur les alcools forts. Une réglementation qui aurait donc eu l’effet inverse, conduisant les consommateurs à compenser les volumes par les degrés. Depuis début juin, toutes les routes mènent au Rhum, entre autres.
 
Discrimination sociale et commerciale
 
La dérogation accordée aux magasins spécialisés ne se justifie pas plus selon l’avocat. Selon le Pays, les cavistes ont une clientèle qui "recherche le plaisir de la dégustation et qui sont prêts à payer le prix fort" alors que celle de la grande distribution s’oriente plutôt vers la "consommation de masse". Pour Me Millet, "on ne peut pas admettre que ces deux régimes coexistent" avec une réglementation simplement basée, non sur un impératif de santé publique mais plutôt une discrimination sociale évidente. Le juriste représentant le Pays, saoulé d’attaques, n’avait encore pas bu le calice jusqu’à la lie.
 
"Incurie gouvernementale" et gesticulation auprès des maires
 
Car l’avocat s’est amusé à relever que l’arrêté n’était fondé sur aucun fait. "Aucune étude, aucun chiffre, aucun fait sur la consommation d’alcool en Polynésie ne vient appuyer cette restriction". Une décision prise "à l’aveugle" qui bascule dans la tournée générale de critiques. "J’ai l’impression d’être dans un pays du tiers monde qui ne sait pas ce qui se passe dans son propre pays alors que l’on prend des mesures qui sont présentées comme des priorités pour la santé". Selon lui, le Pays se contente de dire "l’alcool, c’est dangereux". Tout cela révèle selon l’avocat "l’incurie des pouvoirs publics pour cette question", ce ne serait en réalité qu’une "gesticulation pour faire plaisir aux maires" au moment des sénatoriales.
 
Une affirmation qui sera soutenue par un courrier… d’Edouard Fritch du 8 septembre dernier adressé au MEDEF. Le Président y indique, comme seul argument, "ne pas avoir, pour l’heure, l’intention d’assouplir davantage les conditions de vente des boissons alcoolisées tant que les maires seront défavorables". Le défenseur du Pays, proche de la gueule de bois, jouera la carte procédurale, estimant qu’il n’a aucune urgence à traiter, les magasins n’étant pas sur le point de mettre la clé sous la porte et le préjudice économique pas certain. La décision a été mise en délibéré. Au bout de la courte attente, les Polynésiens pourront peut-être retourner plus facilement au goulot.
 

​Me Thibaut Millet : "J’ai impression qu’on se retrouve dans un pays du tiers monde qui n’a aucune administration"

Vous avez parlé d’incurie des pouvoirs publics avec une charge assez agressive ?

"Je suis choqué de constater qu’il n’y a pas la moindre étude sur la consommation d’alcool en Polynésie. Vous vous rendez compte qu’il y a un plan qui vient d’être adopté par le gouvernement pour lutter contre les toxicomanies sur la période 2019-2023 et ce plan est assis sur une étude de l’OMS de 2010. C’est quand même scandaleux dans un pays comme la Polynésie française qu’on ne soit pas capable d’avoir notre propre étude et une étude récente qui vienne appuyer les plans qui sont mis en place par le gouvernement. J’ai impression qu’on se retrouve dans un pays du tiers monde qui n’a aucune administration et qui est obligé de s’en remettre à des organisations internationales."
 

Rédigé par Sébastien Petit le Jeudi 17 Septembre 2020 à 07:13 | Lu 2924 fois