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Emelie, "une figure de Papeete", est décédée


PAPEETE, le 29 mars 2019 - Emelie, "une figure de Papeete", est décédée mercredi à l'âge de 44 ans. Le centre "Te Vai'ete", géré par le Secours catholique, est revenu sur son parcours marqué par des "débordements d'humeur" et des "souffrances" et aussi sur la famille d'accueil qui est venue soutenir Emelie ces dernières semaines.


Le centre "Te Vai'ete", géré par le Secours catholique, a rendu un hommage ce vendredi matin à Emelie, décédée mercredi à l'âge de 44 ans. "Une figure de Papeete s'en est allée. Elle se disait volontiers « Reine de Rarotoa » et son domaine se limitait en fait à l'angle nord-est du marché de Papeete. Ayant pris mes quartiers matinaux au café « Mon ami Patrice », j’assistais régulièrement à ses débordements d'humeur durant lesquels elle invectivait vertement tous ceux qui croisaient son regard, allant jusqu'à bousculer quelques vieux clochards ou à se mettre en travers de la route pour bloquer la circulation. Mon premier vrai contact a été de la frôler dans ledit café et de recevoir un grognement assorti d'une volée d'injures...", peut-on lire. "Au fil des matins, je notais l'alternance de jours radieux où Émelie souriait en trônant calmement sur sa chaise en plastique rouge. Elle avait l'air heureuse dans une nouvelle robe et s'endormait béatement sur son trône devant l'entrée du marché. D'autres jours, réveillée du mauvais pied, elle se plaçait au milieu de la rue et invectivait quiconque passait par là et croisait son regard. Sa colère était sans bornes, au point de faire intervenir la D.S.P. pour aller ensuite aux urgences. Elle finira même par un séjour à Nuutania après une agression sur une marchande de couronnes de fleurs. Elle était trop bien connue des agents de proximité du marché qui tentaient de la raisonner lors de ses emportements. Les pompiers aussi étaient rompus à l'exercice de la soulever du sol où elle protestait contre on ne sait plus trop quoi... Dans ces moments, j'essayais de comprendre quel genre d'anciennes souffrances pouvaient se réveiller et donner de telles tempêtes. Pour avoir discuté avec certains des muto'i ou des pompiers ayant eu affaire à elle, ils oscillaient tous entre bienveillance et ras-le-bol. D'un côté, ils étaient touchés par sa détresse et avaient pitié d'elle, ne ménageant pas leurs efforts pour l'aider à se laver, se nourrir, se protéger de la pluie... De l'autre, ils racontaient une saturation face à ses caprices et ses récidives de scandales.
Un jour, par l'entremise de Père Christophe, j'ai pu la rencontrer au presbytère pour tenter de la remettre dans les soins et essayer de limiter ses troubles du comportement qui n'étaient guère de nature à flatter l'image de « Nouvelle Cythère » pour les touristes fraîchement débarqués de leurs paquebots... Elle s'est montrée charmante et m'a retracé son parcours avec patience et douceur, se montrant tout à fait coopérante pour tenter de trouver un traitement qui lui permettrait de garder son calme. Dès lors, la saison des pluies d'injures s'est calmée et le beau temps est revenu aux alentours du marché.
Restait le fait que les années dans la rue comptant double, Émelie devenait fragile et vulnérable et se faisait souvent racketter et rosser sur sa paillasse devant chez « Chouchoute ». Il fallait donc imaginer un placement en famille d'accueil, après déjà de nombreuses mises en échecs de projets du même genre.
Au détours d'une réunion de synthèse avec les différents intervenants gravitant autour d'Émelie et face au manque de solution dans l'urgence, je lui ai offert l'hospitalité, ce qui venait un peu faire contre-pied à sa longue liste d'hospitalisations sous contrainte plus ou moins punitives.
Pour être honnête, il faut bien avouer que notre « princesse des trottoirs », surnom qui m'était venu à l'époque, n'avait pas renoncé à son sport favori : le « bras de fer », pour tester les limites de son illusoire pouvoir sur les autres. Mais, entre opposition, exigences immédiates et autres entourloupes, une trêve magique s'est produite : alors que je discutais avec quelques patients assis sur un canapé, elle s'est pointée, toute souriante, pour venir s'asseoir à mes côtés et me faire un numéro de séduction. Elle était douce, calme, rigolote et vraiment charmante. Je l'ai trouvé belle ! Belle dans cette façon d'ouvrir la porte de son cœur si souvent carapacé pour se prémunir d'on ne sait quel risque d'effondrement. Belle dans sa façon de se laisser être enfin elle-même sans avoir besoin de rester sur le qui-vive. Belle dans sa façon un peu maladroite de dire des mots gentils. Elle avait compris qu'elle n'avait plus la force de rester dans la rue et qu'elle avait le droit d'avoir à nouveau un « chez elle » pour vivre de façon sereine.

Pas grand monde ne croyait à la possibilité de lui trouver une famille d'accueil en deux semaines, le temps prévu pour l'aider à reprendre des forces, se faire belle et préparer son trousseau pour sa nouvelle vie.

C'est à Toahotu qu'une famille lui a donné sa chance et a su se montrer patiente pour encaisser les ruades d'Émelie si peu habituée à être aimée et choyée comme une enfant blessée qu'elle était. Bon an mal an, elle aura tenu deux semaines avec la solidarité des autres patients accueillis dans la famille. Elle aura même réussi à investir « sa » chambre, au point de la nettoyer.

On ne saura pas si elle aurait réussi à s'en faire un nid douillet et apaisant puisque la belle aventure s'est achevée hier soir...

Quoi qu'il en soit, tous ceux qui ont œuvré à ce projet peuvent avoir la satisfaction de lui avoir offert de mourir dans la dignité, sur son lit... Elle a échappé à la double infamie qui la guettait : se faire expulser de Papeete pour avoir été l'objet d'une pétition unanime des riverains du marché, et mourir dans l'indifférence sur son trottoir.

Que tous ceux qui ont croisé son chemin en lui tendant la main soient ici remerciés d'avoir su aller au-delà du rejet qu'elle s'ingéniait à générer.

Que le marché est calme ce matin... Bien trop calme...
T.M."


le Vendredi 29 Mars 2019 à 09:02 | Lu 8242 fois