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“Vue de paris”, la justice ultramarine “souvent mal comprise”


Tahiti, le 26 février 2023 – Suite aux tensions qui ont animé le palais de justice de Papeete ces deux dernières années, la secrétaire générale d'Unité Magistrats SNM Force Ouvrière, Béatrice Brugère, s'est rendue à Tahiti cette semaine. Dans un entretien accordé à Tahiti Infos, elle revient sur cette situation de conflit et s'exprime également sur les spécifités du territoire en matière de politique pénale. 

Quelles sont les raisons de votre venue en Polynésie ?
 
“Je précise tout d'abord que je suis venue ici car je m'intéresse à la justice dans les Outre-mer. J'ai d'ailleurs récemment été à Cayenne en Guyane. Vue de Paris, la justice dans les territoires ultra-marins est souvent oubliée et mal comprise et il me semble très intéressant de s'emparer de ce sujet d'autant plus que lorsque l'on en parle, c'est souvent de manière très négative. Il se trouve qu'à Papeete, mon syndicat a une très forte implantation au parquet et au siège puisque nous sommes majoritaires. En qualité de secrétaire générale du syndicat que je représente, il était donc très important pour moi de venir et ce que j'ai pu voir, constater, écouter et observer, on est loin de ce que j'ai pu lire au niveau national. Je me réfère là à deux choses : la situation carcérale qui avait pu être pointée du doigt il y a quelques mois, notamment par la contrôleuse générale des lieux de détention, et le fait qu'au niveau de la presse nationale, des magistrats ont été lynchés. C'est une méthode que notre syndicat n'utilise jamais puisque nous savons, par définition, que les magistrats n'ont pas la possibilité de répondre. C'est une dérive actuelle que je constate pour d'autres magistrats dans d'autres juridictions. C'est la raison pour laquelle j'ai voulu venir sur place pour voir la réalité de ce qui était dénoncé.”
 
Cette réalité s'inscrit dans un contexte de tensions où la juridiction de Papeete a connu trois inspections rapprochées. 
 
“En effet, il y a des tensions que j'ai vues et constatées, c'est indéniable. Elles ne sont pas partout de la même intensité. Après avoir rencontré tous les magistrats du parquet et du parquet général qui sont en activité, j'ai constaté une grande motivation et de l'investissement dans le travail sachant qu'il y a ici des singularités au niveau pénal qui sont extrêmement importantes, notamment sur tout ce qui est lié à l'environnement, aux violences conjugales, aux trafics de stupéfiants et aux atteintes à la probité. Ce parquet n'est pourtant pas assez doté en effectifs et c'est un élément que je ferai remonter à la chancellerie. Je n'ai malheureusement pas pu voir l'intégralité des magistrats du siège mais j'ai longuement pu m'entretenir avec les chefs de cour et de juridiction et j'ai aussi vu des singularités au siège, notamment sur le foncier et la famille. Au terme de ces entretiens, j'ai pu relever qu'il y avait de la souffrance au travail et des problématiques d'organisation et de management au siège que je ferai également remonter à la chancellerie.”
 
Quelles spécificités avez-vous pu constater en ce qui concerne la Polynésie ?
 
“En matière de spécificités sur le territoire, il apparaît qu'il y a un déferlement de stupéfiants –qui est dramatique pour la population avec cette drogue très violente qu'est l'ice– et un taux important de violences conjugales. Ces deux points font l'objet d'une politique pénale attentive puisqu'ils correspondent à des priorités nationales comme les atteintes à la probité ou à l'environnement. Il y a donc une réponse pénale ferme telle qu'elle est demandée par la chancellerie et le ministère de la Justice. Il faut savoir que dans la dernière circulaire de politique pénale, les violences faites aux femmes sont une priorité et je constate avec satisfaction que c'est le cas en Polynésie et que, comme sur le territoire national, il faut comprendre que cette nouvelle politique fait monter les taux de détention. Il n'est pas étonnant que cela, conjugué à une lutte contre les trafics de stupéfiants, induise un taux de réponse pénale important. Le ministère de la Justice a anticipé cela depuis longtemps et c'est la raison pour laquelle la construction du centre de détention de Tatutu –un vrai site pilote pour l'administration pénitentiaire qui offre de réelles possibilités de réinsertion– a permis de faire face à cette criminalité et de désengorger Nuutania qui, pendant des années, n'a pas pu absorber cette augmentation de la criminalité et donc de la répression.”
 
Vous avez participé à une conférence portant sur les atteintes à l'environnement et notamment sur la création récente d'une antenne de l'Oclaesp (office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique) en Polynésie, qu'en est-il de ce contentieux ? 
 
“Notre syndicat est très engagé en matière d'écologie et de protection de l'environnement. J'ai donc été très satisfaite d'assister à ce colloque organisé par le parquet général et le parquet en lien avec la gendarmerie et tous les services concernés. J'ai constaté que c'était une vraie priorité sur le terrain avec une vision pragmatique et pas seulement universitaire ou politique. Il est certain que toutes les atteintes à l'environnement sont souvent liées à la criminalité organisée qui passe par la corruption.”
 
Au terme de ce séjour, quelles sont vos conclusions ? 
 
“Je suis contente d'être venue car notre syndicat a comme priorité de réflexion une vision stratégique de la gestion des ressources humaines (RH). Souvent, toutes les tensions que l'on trouve au sein d'une juridiction sont liées à l'absence ou à la mauvaise gestion des RH et notamment sur ces territoires très spécifiques et éloignés de Paris où il est important d'avoir une vision millimétrée, tant sur la compétence que sur la légitimité et le profil des magistrats. Il faut donc des gens qui ont le bon profil pour venir œuvrer et rendre justice. En amont, cela demande une vision stratégique sur les compétences et le savoir-être. En aval, il faut aussi une vision sur la durée d'exercice des magistrats dans ces juridictions. Sauf exception, je pense qu'il faut limiter ces fonctions dans le temps au parquet comme au siège. Ce n'est pas une question de défiance envers les magistrats mais de confiance pour les citoyens qui ne doivent pas avoir l'impression que les magistrats connaissent trop de monde. Ils doivent être sûrs que ces magistrats exercent avec impartialité. Une modification de la loi organique sur le plan statutaire est en cours et je ferai part de ce que j'ai vu à Tahiti pour alimenter cette réflexion. Pour conclure, je pense que la création d'un poste de médiateur, à la fois sous la tutelle du ministère de la Justice mais indépendant, serait tout à fait adaptée aux situations de conflits. Il faudrait que ce médiateur puisse objectiver la souffrance au travail, éviter l'instrumentalisation de certains syndicats et faire des propositions neutres pour aboutir à une sortie de crise. Il me semble que la crise de Papeete est l'illustration parfaite de ce besoin de médiation.”
 

Rédigé par Garance Colbert le Dimanche 26 Février 2023 à 16:29 | Lu 3060 fois