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Une "controverse" historique pour le colloque sur le nucléaire à l'UPF


Tahiti, le 8 mai 2022 – L'historien spécialiste des essais nucléaires menés en Polynésie française, Jean-Marc Regnault, annonce qu'il boycottera le colloque sur l'histoire du CEP organisé cette semaine à l'Université de la Polynésie française. L'universitaire dénonce les "fautes déontologiques et historico-politiques" de ses organisateurs selon qui l'aéroport de Tahiti-Faa'a n'a pas été construit pour le Centre d’expérimentation, mais pour le développement touristique de la Polynésie.
 
Un colloque baptisé "Histoire et mémoire du CEP : un deuxième contact ?" organisé par la Maison des sciences de l'Homme du Pacifique doit s'ouvrir cette semaine, du 11 au 13 mai, à l'Université de la Polynésie française (UPF). Fruit des travaux pilotés depuis octobre 2018 par l'historien et universitaire Renaud Meltz, regroupant une quinzaine de chercheurs en histoire, géographie, anthropologie, littérature et droit, ce projet formulé par le CRESAT (Centre de recherche sur les économies, sociétés et techniques) repose notamment sur l'ouverture récente des archives d'État éclairant l'histoire des essais nucléaires au fenua. De premiers travaux qui ont abouti, il y a quelques semaines, à la publication d'un ouvrage Des bombes en Polynésie. Histoire des essais nucléaires dans le Pacifique.
 
Sauf que ces travaux ne font pas l'unanimité en Polynésie française. L'historien et universitaire spécialiste de la question à Tahiti, Jean-Marc Regnault, a d'ailleurs décidé de boycotter le colloque de cette semaine et s'en explique dans un "courrier collectif" diffusé ces derniers jours. "Le livre récent et le colloque qui se tiendra à l’UPF permettront d’accroître les connaissances sur une douloureuse période de l’Histoire de cette collectivité d’outre-mer. Tandis que les contributeurs ont accompli un travail remarquable, il est cependant regrettable que les deux directeurs de la publication aient commis deux fautes", dénonce Jean-Marc Regnault. "L’une est déontologique. Dans une bibliographie indigente, ils laissent entendre qu’avant eux –et en particulier dans l’Université qui les accueille pourtant– rien n’avait existé. L’autre faute est d’ordre historico-politique."
 
"Lecture biaisée des documents"
 
L'historien polynésien rappelle avoir émis l'hypothèse, au début des années 2000 et après consultation des archives du CEP, que dès 1957 les plus hautes autorités de l’État avaient déjà prévu, dans le secret, que la Polynésie devrait accueillir les essais nucléaires. "À cette époque, j’avais reçu l’approbation de l’Amiral Jean Moulin et des historiens spécialistes d’histoire militaire qui publièrent mes travaux. J’avais avancé l’hypothèse avec prudence ; mais la multiplicité des corrélations méritait qu’on y vît une "préméditation" de l’État", explique Jean-Marc Regnault. "J’aurais aimé que mes détracteurs fissent preuve de prudence en sens inverse : les enchaînements qu’ils considèrent comme le fruit du hasard ne mériteraient-ils pas qu’on s’étonnât de leur succession ? Les directeurs de la publication citée plus haut ont remis en cause mes hypothèses, sans discussion préalable. Je les aurais mis en garde contre les risques de réactions des Polynésiens."
 
Toujours selon Jean-Marc Regnault, si l'État a fait l’effort de reconnaître les dégâts sanitaires et environnementaux des essais nucléaires français, il laisse maintenant entendre aux Polynésiens une nouvelle "histoire" basée sur "une lecture biaisée des documents". Pour l'historien, cette nouvelle version officielle se résume en une formule qu'il vulgarise lui-même à dessein de la façon suivante : "De 1957 à 1961, il ne se passe rien en rapport avec le nucléaire… On a construit un aéroport pour les touristes, arrêté Pouvana’a parce qu’il était un mauvais dirigeant bien qu’élu démocratiquement et supprimé la loi-cadre parce que vous n’étiez pas prêts de vous administrer vous-mêmes."
 
Évoquant une "controverse technique et historique", Jean-Marc Regnault annonce à ce propos une prochaine réédition de son ouvrage sur les essais nucléaires dans laquelle il entend réfuter "l'idée défendue par Renaud Meltz que l'aéroport a été conçu pour les touristes", s'appuyant toujours sur le verbatim d'une réunion interministérielle, mais désormais également sur "les documents de l’Aviation civile d’État qui confirment que les transporteurs internationaux n’avaient pas spécialement besoin de Tahiti".
 

​Preuves à l'appui

À l'appui de ses affirmations, Jean-Marc Regnault rappelle le contenu du Conseil de défense présidé par le général de Gaulle le 12 novembre 1958, lors duquel Francis Perrin, directeur du Commissariat à l’énergie atomique, annonce : "Dans quelques années, il sera indispensable de choisir un autre polygone situé soit dans les îles du Pacifique, soit aux Kerguelen". Et l'historien de commenter : "Peut-on imaginer que le général de Gaulle en entendant ces propos soit resté de marbre et se soit dit : Bof ! On aura le temps d’y penser !". Jean-Marc Regnault qui rappelle l'arrestation de Pouvana'a survenue un mois avant cette réunion et sa révision par la Cour de cassation depuis. Qui rappelle aussi l'ordonnance supprimant la loi-cadre de la Polynésie française le 23 décembre 1958 ; la note du 6 janvier 1959 dans laquelle le gouverneur affirme "la restauration dans sa plénitude du principe d'autorité" ; et la mise en place d'un comité d'action psychologique de l'armée fin novembre 1958. 
 
"Et, pour bien montrer que le Gouvernement du Général (de Gaulle) avait des projets de transfert, l’ingénieur général Gougenheim entreprit en 1959 des recherches sur des sites possibles dans des îles de Polynésie française. Son rapport du 14 décembre 1959 a été orienté vers les îles les plus méridionales des Tuamotu. Les témoignages de Pierre Messmer (courrier de 1995) et du général Gallois (entretien téléphonique du 15 mai 1995) confortent l’hypothèse : Avant que n’explosât la première bombe au Sahara, le 13 février 1960, le choix de déplacer les essais avait été fait", persiste et signe Jean-Marc Regnault.
 

Rédigé par Antoine Samoyeau le Lundi 9 Mai 2022 à 00:09 | Lu 6355 fois