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Naufragés en haute mer: l'odyssée de migrants vénézuéliens pour rallier Trinité


Ana n'a jamais entendu dire que sa fille, qui voulait devenir infirmière, voulait émigrer.
Ana n'a jamais entendu dire que sa fille, qui voulait devenir infirmière, voulait émigrer.
Cumaná, Venezuela | AFP | samedi 08/05/2020 - Quand Ana prépare une soupe de poulet, les larmes sortent. C'était le plat favori de sa fille Luisannys, disparue en mer entre le Venezuela et Trinité-et-Tobago comme tant de migrants vénézuéliens qui tentent la traversée, volontairement ou non, dans de frêles embarcations.

"Maman, je t'aime, tu me manques beaucoup": ce SMS est le dernier signe de vie de Luisannys, envoyé à sa mère le 23 avril 2019, avant que l'adolescente de 15 ans ne prenne la mer. Et disparaisse.

Le détroit qui sépare le Venezuela de l'île de Trinité, la plus grande des îles de l'Etat de Trinité-et-Tobago, a déjà englouti des migrants vénézuéliens par dizaines depuis que le pays sud-américain traverse la pire crise de son histoire.

Les clandestins partent d'une péninsule de l'Etat de Sucre (est), à six heures en voiture de la ville de Cumana, où vit Ana Arias.

Ana pense que sa fille a été "vendue" à un réseau de trafic d'êtres humains qui mettent de force les migrants sur des embarcations précaires à destination de Trinité, à 140 km des côtes vénézuéliennes.

Confinée chez elle en raison de la pandémie de nouveau coronavirus, Ana reconstruit dans sa tête les derniers jours de Luisannys.

Une semaine avant son ultime message, Luisannys est sortie de chez elle vers minuit avec deux amies du lycée. Ana n'a jamais revue sa fille.

Des voisins ont affirmé plus tard à Ana avoir vu la jeune fille être forcée à monter dans une voiture.

- "Mafias" -
Deux jours plus tard, Luisannys l'appelle une première fois pour lui dire qu'"on" lui réclame 200 dollars pour la relâcher. Quelques jours plus tard, elle envoie à sa mère ce dernier SMS dans lequel elle lui dit qu'elle lui "manque". Puis plus rien. 

C'est un appel anonyme qui a appris la disparition de sa fille à Ana. "Votre fille s'est noyée. Le bateau sur lequel elle voyageait a coulé", lui assène la mystérieuse voix.

Depuis, l'enquête ne progresse pas. "On ne me donne aucune réponse", dit Ana.

Ana n'a jamais entendu dire que sa fille, qui voulait devenir infirmière, voulait émigrer. "Rien ne lui a jamais manqué", raisonne Ana. "Peut-être qu'on l'a trompée, qu'on l'a forcée ou qu'on lui a fait un lavage de cerveau", dit-elle.

En fait, souligne le député d'opposition Robert Alcala, des "mafias" envoient des clandestins vénézuéliens vers Trinité. Si leur embarcation arrive à bon port, dit-il, "les femmes sont exploitées sexuellement et les hommes accomplissent des tâches harassantes" dans des fermes ou des usines de Trinité-et-Tobago.

D'autres Vénézuéliens sont bel et bien volontaires pour cette galère et payent des fortunes aux passeurs pour fuir la misère.

En deux ans, une centaine de migrants vénézuéliens ont disparu en tentant de rallier clandestinement Trinité-et-Tobago ou les îles néerlandaises de Curaçao et Aruba, beaucoup plus à l'ouest, selon Robert Alcala.

-"Je m'en remets à Dieu"-
Ces drames "montrent le désespoir" de Vénézuéliens prêts à tout lâcher pour abandonner le marasme économique de leur pays, indique le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). 

Au total, 4,9 millions de Vénézuéliens ont émigré depuis fin 2015 pour quitter un pays où l'inflation a dépassé les 9.000% l'an dernier et où les pénuries de médicaments et d'essence sont aussi fréquentes que les coupures de courant.

Sollicitées par l'AFP au sujet des migrants vénézuéliens qui sont 24.000 sur l'archipel, les autorités de Trinité-et-Tobago n'ont pas répondu.

Le député Robert Alcala estime que la pandémie de coronavirus a quelque peu freiné les départs clandestins vers Trinité, mais que des traversées ont toujours lieu.

Enrique, qui ne souhaite pas donner son vrai prénom, compte attendre que soit levé le confinement décrété par le président Nicolas Maduro avant de se lancer.

Vendeur sur le marché de Güiria, village de pêcheurs d'où partent les candidats à la traversée, il a déjà cédé une guitare électrique, un appareil photo et un ordinateur pour réunir les 300 dollars que lui réclament les passeurs.

La crise économique a pris le dessus et il se sent déçu, lui qui dit avoir été "chaviste par le passé". "Ca va vraiment mal", souffle Enrique. Bien sûr qu'il a peur de prendre la mer, c'est "inévitable". 

"Je m'en remets à Dieu", tranche-t-il.

le Samedi 9 Mai 2020 à 12:32 | Lu 255 fois