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Mereana Reid-Arbelot : “L’histoire nucléaire est une histoire commune”


La députée Mereana Reid-Arbelot a été la rapporteure du rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie française. Crédit photo : Thibault Segalard.
La députée Mereana Reid-Arbelot a été la rapporteure du rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie française. Crédit photo : Thibault Segalard.
Tahiti, le 26 juin 2025 – La députée polynésienne Mereana Reid-Arbelot a porté la création de la récente commission d’enquête parlementaire sur les conséquences des essais nucléaires au Fenua. Elle en a également été la rapporteure. Pour Tahiti Infos, elle revient longuement sur ce rapport, de la méconnaissance du sujet en métropole aux nombreuses recommandations formulées, en passant par les enjeux d’un travail qui vise à sortir le fait nucléaire du silence.
 
Pourquoi fallait-il, selon vous, qu’une commission d’enquête soit enfin créée en 2024 ? Qu’est-ce qui a débloqué ce sujet tabou ?
 
“J'ai commencé à y penser dès 2023. Lors de diverses campagnes électorales, d’abord comme suppléante de Moetai Brotherson, puis en tant que députée et candidate, j’ai ressenti, au contact direct de la population, à quel point le sujet du fait nucléaire restait présent dans la sphère polynésienne, parfois même à travers le silence qu'il imposait. C'est pour ça que je m'étais fixé l'objectif, si j’étais élue, de porter ce sujet au niveau national. Pas nécessairement via une commission d’enquête, mais en tout cas dans l’hémicycle.
 
La première étape, en octobre 2023, fut la projection du documentaire Les Oubliés de l’atome à l’Assemblée nationale. Beaucoup de députés et collaborateurs admettaient ne rien connaître du sujet. Puis mon groupe parlementaire, le GDR (Gauche démocrate et républicaine), a proposé d’utiliser son droit de tirage pour une commission d’enquête sur cette question. Après la dissolution, j’ai été réélue et le GDR a réitéré sa demande.”
 
Vous avez été frappée par la méconnaissance du sujet en métropole ?
 
“Oui. C'était surprenant et frustrant d'ailleurs. J'ai eu un sentiment mitigé. On peut comprendre que d’autres priorités occupent les esprits à l’échelle nationale ou européenne, mais d'un autre côté, la Polynésie, c’est la France aussi. L’histoire nucléaire est une histoire commune, au même titre que d’autres événements majeurs.”
 
Le rapport appelle l’État à formuler un “pardon sincère”. Ce pardon, que doit-il signifier concrètement : reconnaissance morale, réparation financière, réforme institutionnelle ?
 
“Cette demande n’est pas venue de moi seule. Elle est ressortie naturellement, à de nombreuses reprises, lors des auditions. Il ne s’agit pas de demander des excuses symboliques, mais de proposer une piste différente. Vous savez que depuis 1996, on a eu quatre présidents qui n'ont jamais été jusqu'à prononcer le mot pardon, sincère ou pas d'ailleurs. C'est pour ça que nous avons suggéré d’inscrire cette démarche dans la loi organique. Cela permettrait au Parlement de débattre et voter sur cette reconnaissance.”
 
Est-ce que finalement, cette inscription dans la loi organique n'est pas une manière d'imposer le pardon, quitte à contraindre politiquement un État réticent ? Juridiquement, qu’apporte l’inscription du pardon dans la loi organique ?
 
“Tout acte législatif est une forme de contrainte. L’État a imposé, il y a 60 ans, une contrainte massive à la Polynésie et à ses habitants. Mais cette voie reste juste une possibilité qu'on propose, ce ne sont que des propositions. Après, si demain, le président Emmanuel Macron est d'accord pour demander pardon, c'est une bonne chose. Cela dit, les parlementaires resteront libres de se prononcer. Nous proposons, nous n’imposons pas.
 
Juridiquement, l'inscription est importante. Un président passe, une loi perdure. C'est plus fort. Et cette inscription marquerait symboliquement et juridiquement la reconnaissance officielle du rôle de la Polynésie dans l’obtention par la France de la dissuasion nucléaire, mais aussi des sacrifices de la population.”
 
Parlons désormais des nombreuses recommandations formulées par le rapport. L’une des propositions fortes proposées est la suppression du seuil d’exposition à 1 mSv/an dans la loi Morin. Pourquoi est-ce central ? En quoi ce seuil est-il injuste ?
 
“Ce seuil est présenté comme une garantie scientifique, mais il n’en est rien. Les experts auditionnés ont été quasi unanimes : il n’existe pas de seuil en dessous duquel le risque serait nul. Même divisé par 100, ce seuil ne permettrait pas de trancher si une pathologie est liée ou non aux rayonnements. En réalité, ce seuil n’est qu’un outil administratif, utilisé pour classer les dossiers – une pile “victimes”, une pile “non-victimes”.
 
À partir de ce moment-là, on s'est dit qu'il fallait supprimer ce seuil. Plutôt que de chercher à établir un lien de causalité précis entre chaque cancer et chaque exposition, reconnaissons qu’il y a eu une prise de risque consciente de la part de l’État. Dès les années 1950, les autorités françaises disposaient de rapports américains sur les effets des essais. L’État savait. C’est ce risque, et non le seuil, qui doit fonder le droit à indemnisation. C’est-à-dire de déterminer si la maladie a un lien ou pas avec l'exposition aux rayonnements ionisants.”
 
Le rapport demande également une évaluation des coûts et bénéfices du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), ainsi que des transferts financiers opérés après son arrêt. Pourquoi une telle étude n’a-t-elle jamais été réalisée ?
 
“C’est une question que je me pose aussi. Il est fondamental de savoir ce que l’État a mis en place pour compenser le départ massif du personnel et de l’activité liés au CEP. Ce fut un choc économique brutal avec le départ massif de tout ce personnel et ses services qui faisaient tourner la Polynésie économiquement. Il y a eu deux chocs, quand le CEP s'est installé et quand il est parti. Aujourd’hui encore, la Polynésie peine à se développer. C'est donc intéressant de savoir ce qui a été mis en place, on aimerait avoir des détails. Pas pour critiquer, mais pour comprendre comment cet argent a été géré.”
 
Enfin, il y a aussi la transmission de l'histoire nucléaire ?
 
“C’est très important oui. Transmettre notre histoire nucléaire, c’est l’un des aspects les plus importants pour moi. Il faut qu’elle soit enseignée à nos enfants, ici en Polynésie, mais aussi dans l’Hexagone. Cette histoire n’est pas uniquement polynésienne, elle est française. Elle doit figurer dans les manuels scolaires, partout sur le territoire.” 
 
Avez-vous déjà reçu des signaux de l’exécutif ou de Matignon à la suite de la publication du rapport ? Notamment avec la visite de Manuel Valls d'ici 15 jours ?
 
“Pas pour l’instant. Mais nous allons remettre officiellement le rapport aux ministres que nous avons auditionnés en juillet. Lors de ces auditions, plusieurs d’entre eux ont confié qu'ils allaient se montrer attentifs à nos recommandations. 
 
C’est prévu que nous remettions le rapport à Manuel Valls. S’il ne l’aborde pas, nous le ferons. Il fait partie de ceux qui ont évoqué la question du pardon. À titre personnel, il nous a confié qu'il n'y voyait aucun inconvénient.”
 
Pensez-vous que la France est prête, institutionnellement et culturellement, à regarder son histoire nucléaire en face ?
 
“C’est un souhait que je formule pour la France. Car formuler son passé, c’est aussi grandir. Ce n’est pas une histoire facile à assumer. Elle est entremêlée d’un passé colonial qui la rend encore plus difficile à assumer. Car ce n’est pas une belle histoire. Mais les esprits changent avec le temps. Certains acteurs arrivent aujourd’hui à assumer, à dire que c’est mieux de reconnaître les faits que de rester dans le déni.” 
 

De l'appréhension à la compréhension

De nombreuses associations de victimes des essais nucléaires, d'anciens travailleurs et de vétérans ont été auditionnées pour la rédaction de ce rapport. Crédit photo : Assemblée Nationale.
De nombreuses associations de victimes des essais nucléaires, d'anciens travailleurs et de vétérans ont été auditionnées pour la rédaction de ce rapport. Crédit photo : Assemblée Nationale.
Derrière les constats posés par la commission d’enquête parlementaire sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie, les résistances, au départ, ont rapidement émergé. “Sans seuil, nous n’avons plus de raison d’être”, a d'ailleurs objecté le Civen, le comité chargé de l’indemnisation des victimes, selon la députée Mereana Reid-Arbelot, en réaction à la proposition du rapport : supprimer la limite arbitraire d’un millisievert en dessous de laquelle une maladie ne serait plus présumée liée aux retombées. Une ligne technocratique jugée inutile par le rapport.
 
Mais au fil des mois, les tensions initiales ont cédé la place à une forme de compréhension. Certaines institutions jusque-là crispées ont fini par reconnaître la sincérité du travail mené. “Ils ont compris que cette commission n’était ni à charge, ni à décharge. Juste là pour constater.”
 
Mais tout n’a pas été lisse. Derrière les chiffres et les barèmes, il y a une histoire – et des blessures. Celles des vétérans oubliés, des travailleurs polynésiens qui, pour trois mois de salaire en une semaine, ont rejoint Moruroa sans tout comprendre à ce qu’ils risquaient. Et celles, plus insidieuses, des silences familiaux. “Des repas de famille qui terminent en bagarre (...) Notre jeune génération se demande pourquoi.”
 
Cette parole libérée, parfois maladroite, parfois heurtée, a aussi permis d’apaiser. “La première commission a été violente pour certains. La deuxième, plus sereine. Même s'il y a eu des questions dures et des affrontements”, conclut la députée.
 

Retombées sous silence

Près de soixante ans après le premier tir atmosphérique français en Polynésie, le flou persiste sur l’ampleur réelle des retombées radioactives. Dans son rapport, la commission d’enquête parlementaire appelle à révéler les “véritables retombées” du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP). Une exigence de transparence qui s’appuie sur une chronologie révélatrice : “Ce n’est qu’à partir de 1998 que l’on commence à admettre que certains tirs ont posé problème. Et après 2006, le chiffre officiel monte à six ou sept tirs dits ‘problématiques’”, explique la députée Mereana Reid-Arbelot. Des essais que le directeur des applications militaires a lui-même qualifiés de “ratés”, voire proches de “l’accident nucléaire”.
Mais ces quelques cas isolés ne suffisent pas à clore le débat. “Nous avons aussi des doutes sur d’autres tirs. Mais pourquoi rate-t-on un tir ? C'est sur ça que nous voulons que l'État communique.”
 
La logique de transparence ne se limite pas à pointer les erreurs. Elle vise à éclairer les zones grises de l’histoire nucléaire française : la répétition annuelle des tirs, leur concentration entre juin et septembre en raison des vents dominants, l’effet cumulatif des expositions. “La dose de rayonnement reçue par un individu ne s’arrête pas à un seul tir. Elle s’accumule, mois après mois. Même un tir ‘réussi’ produit des retombées.”

C’est là que réside, selon les auteurs du rapport, une injustice structurelle : ne comptabiliser que les incidents visibles revient à ignorer l’addition silencieuse des radiations. D’où la nécessité, aujourd’hui, de faire toute la lumière. “Ce que nous demandons, c’est de la transparence. Pour pouvoir reconstruire la confiance. Entre ceux qui ont pris les décisions, mené les opérations, et ceux qui en ont subi les conséquences.”
 

Rédigé par Thibault Segalard le Vendredi 27 Juin 2025 à 10:11 | Lu 1856 fois