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Les grandes navigations polynésiennes révélées par une nouvelle étude archéologique


Tahiti, le 15 mai 2023 - Une étude d'archéologie, parue le 21 avril, étudie la composition de roches ayant servi à la fabrication d'outils anciens exhumés lors de fouilles menées sur des sites polynésiens de l'ouest du Pacifique et en retrace l'origine à des milliers de kilomètres de distance de leur lieu de découverte, mettant ainsi en lumière à quel point les sociétés polynésiennes et océaniennes en général participaient à des réseaux d'échanges maritimes au long cours avant le contact avec les Européens.
 
Une nouvelle étude archéologique, parue le 21 avril dans la revue Science Advances, met en avant les qualités de navigateurs au long-cours des Polynésiens avant le contact avec les Européens et apporte des précisions sur le peuplement polynésien du Pacifique. L'étude intitulée Artifact geochemistry demonstrates long-distance voyaging in the Polynesian Outliers se concentre plus particulièrement sur des sociétés polynésiennes installées dans le Pacifique occidental.
 
Cette région du monde a été d'abord peuplée il y a environ 3 000 ans par des navigateurs venus d'Asie du sud-est et de l'Océanie proche (Papouasie Nouvelle-Guinée et Salomon de l’ouest). Deux mille ans plus tard, l'émergence des premières sociétés polynésiennes, qui se sont dissociées de leurs cousines océaniennes, dans la région des Samoa, Tonga et Wallis et Futuna actuels, a donné lieu à une nouvelle explosion de vagues migratoires vers la partie orientale du Pacifique. Le peuplement des îles comprises dans le fameux triangle polynésien qui va de Hawai'i à Aotearoa et à Rapa Nui s'est accompagné, de manière moins connue, de migrations vers l'ouest du Pacifique. Ces sociétés polynésiennes de l'ouest du Pacifique établies en dehors du triangle sont appelées “outliers”. On compte 18 de ces outliers à l'heure actuelle, mais, comme le rappelait Aymeric Hermann, archéologue au CNRS et premier auteur de l'étude, “il y en a probablement d'autres qui ont disparu” et les connaissances archéologiques à leur sujet sont nettement moins développées que celles des populations polynésiennes de l'est. C'est pour pallier ce manque de connaissances que l'archéologue a orienté ses recherches vers ces populations polynésiennes de l'ouest du Pacifique.
 
> Pour plus d'information sur les Polynesian Outliers voir notre article du 5 janvier 2023.
 
Analyser des roches pour comprendre les navigations
 
Cette étude particulière concerne 14 artefacts en pierre : huit herminettes de basalte, quatre déchets de taille en obsidienne et deux pierres de four. Ces objets ont été collectés lors de fouilles archéologiques menées dans des outliers à Emae (Vanuatu), à Taumako (îles Salomon) et à Kapingamarangi (Micronésie) à des couches pouvant remonter au XIIIe siècle pour les plus anciennes et au XVIIIe siècle pour les plus récentes. La composition chimique et isotopique des roches utilisées pour confectionner ces objets a été analysée par des techniques spectrométriques de pointe. Ces compositions ont été ensuite comparées avec une base de données géologiques d'îles volcaniques du Sud-est asiatique et du Pacifique pour en déterminer la provenance.
 
Nous utilisons la chimie pour identifier la composition des roches et en déduire leur provenance dans l'environnement naturel”, explique Aymeric Hermann qui précise que ce genre d'étude en archéométrie, c'est-à-dire l'étude physico-chimique des matériaux archéologiques, “est un proxy essentiel pour évaluer la mobilité inter-insulaire dans le passé”, particulièrement utile pour compenser “l'absence de technologie céramique dans l'aire culturelle polynésienne”. Cette étude de composition permet d'identifier la provenance des matériaux des outils avec une certaine précision.
 
Des migrations soigneusement planifiées
 
Les artefacts étudiés ici ont parfois une origine située à plus de 2 500 km de leur lieu de fouille. Ainsi, l'origine de certains outils retrouvés à Kapingamarangi se trouve probablement dans les îles Carolines. Les herminettes exhumées à Emae et Taumako ont comme origine une carrière bien précise : la carrière fortifiée de Tatagamatau située dans l'ouest de l'île de Tuitula dans les actuelles Samoa américaines. Aymeric Hermann précise que de nombreux outils retrouvés à travers le Pacifique “ont été confectionnés à partir de roches extraites dans cette carrière, ou en tout cas au niveau du même massif volcanique”. Cette carrière bien spécifique semble avoir joué un rôle culturel et politique fondamental : “Le fait qu'elle soit la source de si nombreuses herminettes transportées à différentes échelles dans le Pacifique et le fait que certains espaces aient fait l'objet de fortifications pourraient indiquer qu'il s'agit d'un lieu important dans le développement socio-politique des chefferies polynésiennes de la région”, explique l'archéologue.
 
Ces herminettes provenant de Tatagamatau ont pu être destinées à un usage cérémoniel et passées de génération en génération depuis des temps immémoriaux. “De par leur valeur particulière, il est possible d'imaginer qu'elles aient été transportées au cours de la migration de personnes de haut rang et indiquent en tout cas que ces migrations étaient soigneusement planifiées par les Polynésiens”, détaille le chercheur. Elles constituent autant de preuves supplémentaires en faveur du scénario d'une implantation de ces sociétés polynésiennes depuis l'aire culturelle des Samoa/Tonga, même si Aymeric Hermann précise qu'il y a encore besoin de nombreuses études sur le sujet avant d'en tirer des conclusions définitives.
 
“Une histoire de contacts et d’interactions”
 
Plus globalement, cette étude apporte des éléments supplémentaires pour mettre en évidence le fait que les Polynésiens étaient autrefois parties prenantes d'un vaste système d'échanges maritimes, économiques et culturels s'étendant parfois sur de très longues distances. “Le développement des études de provenance [dans le Pacifique, NDLR] montre qu'il existe en fait très peu, voire aucune île dans le Pacifique sud où les sociétés humaines se sont développées en isolation. L'histoire des Polynésiens, comme des Océaniens en général, est une histoire de contacts et d'interactions tout autant que d'adaptations et d'innovations locales”, insiste Aymeric Hermann.
 
Les Polynésiens de l'ouest pourraient même avoir été un des moteurs de ces réseaux d'échanges maritimes aux long-cours dans le Pacifique ouest. “Dans ces régions, on connaît d'autres sociétés de marins qui voyagent entre les archipels et transportent des commodités, les Polynésiens ne sont pas du tout les seuls à le faire. Mais il semble qu'il y ait concomitance entre leur arrivée dans l'ouest du Pacifique et la reprise générale de la mobilité à longue distance dans la région. Ils auraient donc pu jouer un rôle important comme vecteur de la distribution des pratiques/éléments de culture matérielle dans la région au cours du dernier millénaire”, détaille l'archéologue. Les outliers paraissent donc une clé fondamentale pour une meilleure compréhension de la dernière des grandes migrations humaines.


Rédigé par Antoine Launey le Lundi 15 Mai 2023 à 20:31 | Lu 1456 fois