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Les gens 2 la folie : nouvelles romanesques à la croisée des langues et des cultures


PAPEETE, le 11 octobre 2016 -Si c’est à la toge d‘avocat que l’on associe souvent Philippe Temauiarii Neuffer, c’est avec surprise et curiosité que l’on découvre la plume joviale, bien que ferme et versatile, d’un acteur engagé de la scène culturelle polynésienne. Car s’il écrit aussi bien qu’il plaidoie, ses dix nouvelles offrent d’inédites balades dans les entrelacs musicaux, linguistiques et polyculturels d’une société en pleine quête identitaire, créant des fictions calquées sur le réel, pétries d’humour, de cynisme et de nostalgie. Mais toujours véridiques, et c’est bien là son talent.

"C’est pourquoi j’ai choisi de partager un morceau de ma réalité, avant de raconter chacune de ces légendes de la folie. Ainsi, je pars d’un réel pour aller vers des fictions en vous laissant le soin de faire la part des choses. Mais un peu aussi en vous obligeant, je m’en excuse d’avance, à aller au-delà de votre réalité en cherchant, qui les sens des mots, qui l’essence des maux."

Le ton de l’ouvrage est donné dès le prologue, sur fond musical haut en couleur d’un décor tantôt polynésien, tantôt alsacien, au langage métissé alliant français, tahitien, anglais… et allemand ! Passant des chants traditionnels religieux à Metallica, de Bimbo des studios Manuiti jusqu’à la Flûte enchantée de Mozart, l’auteur nous berce d’une mélodie "empreinte de plénitude nostalgique". Parce qu’ils sont "sacrés et beau comme des himene, ces chants m’ont ramené vers ces rivages désertés par l’adolescent, que je regardais désormais avec curiosité. (…) Je les passe en revue en essayant d’éviter les clichés." Une curiosité somme toute poussée à l’extrême dans cet ouvrage, qui livre une véritable série de témoignages, effectivement bien éloignés des imaginaires classiques relatifs à la Polynésie. Sous le prétexte du recueil de nouvelles, Philippe Neuffer dépeint un fenua habité de gens cabossés pour ne pas dire complètement cassés ; des gens simples et normaux, souvent amers ou aigris de la vie, passés sous le crible d’un regard cru. Autant de constats révélateurs d’une société en proie à sa propre fuite identitaire, vivant dans le déni de l’autre comme de soi-même.

Les langues, reflet culturel majeur


Comme de nombreux écrivains polynésiens, Philippe Neuffer fait le choix du français dans ses textes, mais d’un français métissé qui intègre des mots, des phrases, des expressions et des chants en tahitien, notamment. Le langage devient ainsi une sorte de pont entre deux cultures, reflétant l’imaginaire créatif de la langue tahitienne, des termes vernaculaires associés à un langage des plus soutenus. Ce savant et délicat mélange ne fait qu’accentuer l’authenticité des scènes, des traits de caractères de protagonistes si communs et pourtant si singuliers. L’effet produit tend à renforcer la conscience individuelle d’un soi égaré, tout en reflétant l’image d’une société à la conscience collective tourmentée, affligée. Avec parfois une touche de second degré et d’humour noir.

Une mélodie littéraire qui rassemble


Mais si la réalité dont il témoigne peut surprendre, ses constats désespérés sont pourtant pleins de sensibilité et souvent, d’un lyrisme désarçonnant. Ce corpus propose un dialogue polyculturel aux multilinguismes exaltés par la résonance musicale commune à l’ensemble des nouvelles. Les styles musicaux traditionnels (himene nota, tarava, himene ru’au) font écho aux effets de style littéraires, aux sonorités complémentaires et s’entrelacent avec harmonie aux différents chants (ha’u, perepere).

En explorant la pluralité identitaire et culturelle propres à la société polynésienne moderne, il laisse entrevoir la possibilité d’une union féconde grâce au langage et à la musique, arts vivants d’un peuple pétri d’échanges et de rencontres. Car s’il peut devenir cynique à force de trop de réalisme, le style neufferien s’auto-affirme face à une "frustration constante" : celle de la mémoire de l’Histoire et celle du traumatisme dû aux chocs des civilisations qui se sont successivement croisées dans les Mers du Sud. C’est de cette pluralité, de cette cohabitation, de cette acculturation que prend racine la folie qu’il décrit, symptôme d’une psychose bien insulaire, légitimée par un passé de méprises et de malentendus, où les traditions sont réduites aux mythes romantiques, ou plus récemment, à une classification généralisante d’une société pourtant bien atypique, qui émerge aujourd’hui plus que jamais d’un melting-pot hybridant de fait. Et où la question identitaire est plus que jamais au centre du débat public et de la scène littéraire toujours plus riche et féconde.

Philippe Temauiarii Neuffer, de la toge à la plume
Né au début des années 70, il a passé sa jeunesse entre Papeete, Tiarei et Raiatea, berceau de ses ancêtres. Après avoir fréquenté l’école protestante, il s’envole poursuivre des études de droit à Strasbourg pour les terminer à l’université française du Pacifique. Repéré pendant son service militaire, il est recruté au cabinet du représentant de l’État en Polynésie française comme interprète chargé des affaires foncières, puis devient attaché d’administration de la Polynésie française. En 2006, il prête le serment d’avocat et, de retour à Papeete, il ouvre son cabinet et pratique le droit public des collectivités territoriales. Engagé dans la vie sociale et religieuse, il se passionne pour la culture de la terre et de l’esprit.


Rédigé par Au vent des îles le Mardi 11 Octobre 2016 à 11:54 | Lu 1489 fois