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L’odyssée de la découverte de Clipperton en 1711


Michel Dubocage découvrit, au terme d’une odyssée de neuf années, l’île de Clipperton ; mais surtout il fit fortune et fut même anobli.
Michel Dubocage découvrit, au terme d’une odyssée de neuf années, l’île de Clipperton ; mais surtout il fit fortune et fut même anobli.
Il suffit de donner deux dates pour comprendre que le voyage de Michel Dubocage, essentiellement dans le Pacifique, relève d’une odyssée digne de celle narrée par Homère (dix ans pour Ulysse, neuf ans pour Dubocage) ; sauf que dans le cas présent, les distances sont bien plus considérables : départ de l’expédition le 28 août 1707 de Dunkerque, retour le 3 août 1716 au Havre. De cet interminable périple, le navigateur ramena une fortune considérable, en plus d’avoir découvert quelques terres, dont l’île de Clipperton (baptisée île de la Passion) qui offre aujourd’hui à la France une zone économique exclusive maritime de 430 000 km2 au large du Mexique. Retour sur ce voyage hors norme et sur l’homme qui réussit cet exploit des décennies avant la découverte de Tahiti par Wallis et bien avant les voyages de Cook et de Bougainville...
 
Fin XVIIe, début XVIIIe : l’Espagne est la première puissance de la planète grâce à ses conquêtes dans le Nouveau Monde : l’empire aztèque en Méso-Amérique, l’empire Inca en Amérique du Sud. L’or et l’argent coulent à flot, les pillages et les mines ayant rapporté des sommes considérables au trésor ibère.
Certes tout n’est pas rose pour les Espagnols qui doivent gérer les attaques de pirates anglais et français, essentiellement dans l’Atlantique, plus rarement dans le Pacifique. Mais globalement, Madrid tient les mers d’une poigne de fer et surtout interdit formellement le Pacifique aux autres nations, estimant que cet océan est le sien, puisqu’elle est présente aussi bien en Amérique qu’en Asie avec ses possessions aux Philippines.

Lieutenant de frégate à seize ans !

La grande maison familiale des Dubocage au Havre, financée grâce au succès de l’expédition dans le vaste Pacifique.
La grande maison familiale des Dubocage au Havre, financée grâce au succès de l’expédition dans le vaste Pacifique.
Le 28 janvier 1676, bien loin de cette géopolitique, le petit Michel Joseph Dubocage voit le jour au Havre. Son père est capitaine sur différents navires et le gamin, bon sang ne saurait mentir, est vite plus à l’aise en mer que sur les bancs d’école. Il est même franchement si doué, si courageux, si dur à la tache qu’il se retrouve nommé lieutenant de frégate à seulement seize ans !
L’époque est aux corsaires, voire aux pirates. En 1703, Dubocage fait parler de lui sur un bateau corsaire, l’Audacieux et se marie deux ans plus tard. Sous le règne de Louis XIV, une Compagnie française des mers du Sud existe depuis 1698, mais l’Espagne demande au roi français de fermer boutique. Ce qu’il accepte officiellement, laissant faire un certain nombre d’armateurs français désireux de se rendre aux Moluques y acheter des épices. On s’agite beaucoup à Saint-Malo, à Brest, au Havre, mais aussi à Dunkerque où une solide expédition prend petit à petit forme : huit associés, dont l’armateur Noël Piécourt et trois proches du roi, arment la bagatelle de quatre frégates pour un coût tout de même astronomique : on parle de deux millions et demi de livres. 

Une expédition de 584 hommes !

La mise est considérable et les navires impressionnants (même si certains s’avéreront ne pas être en aussi bon état qu’on le croyait au départ). Benoît de Bénac, faible, maladroit, incapable de commander une telle expédition, en prend pourtant la tête, en étant capitaine de la Princesse(400 tonneaux, 210 hommes, 40 canons). A ses côtés Crosnier de Langavant, capitaine de l’Aurore (380 tonneaux, 122 hommes, 34 canons), Salomon de Griel, capitaine de la Diligente (300 tonneaux, 125 hommes, 30 canons) et enfin Michel Dubocage, capitaine de la Découverte (250 tonneaux, 127 hommes, 28 canons). Un détail saute aux yeux de suite : Dubocage est le seul roturier dans l’aventure, les autres sont tous des nobles. La Diligente et la Découverte partiront de Dunkerque (le 28 août 1707), les deux autres de Brest où se retrouvera toute l’escadre avant le grand départ. Destination non pas les Moluques, mais bien la Mer du Sud, Louis XIV mentant à son petit-fils devenu roi d’Espagne sous le nom de Philippe V. Dubocage le dit clairement dans son journal de bord :  “Au nom de Dieu soit commencé le voyage de Dunkerque à l'Amérique, la Mer du Sud   et  aux découvertes dans la frégate la Découverte montée de 28 canons commandée par Moy MichelDubocage sous les ordres de Monsieur de Bénac Directeur et commandant les frégates la Princesse, la Diligente, l'Aurore et la Découverte.” Les choses, au moins, sont-elles claires.
De Brest, dont la rade est quittée le 23 mars 1708, l’escadre se rendra aux Canaries puis au Brésil et à proximité immédiate du Rio de la Plata. Le scorbut commence ses ravages et les bateaux demandent des réparations. De Bénac va mal, ne supporte pas les soucis d’une telle aventure, tombe malade et finalement abandonne son commandement le 19 novembre 1709 pour décéder le 1er décembre. On parle d’un suicide, d’un meurtre... La vraie raison demeure inconnue, même si les soupçons d’assassinat pèsent lourdement sur les épaules du second de la Princesse, un certain Garnier.

Seuls deux navires iront en Chine

Après quatorze mois d’escale, les navires quittent enfin le Rio de la Plata pour arriver en vue de la Terre de Feu le 29 janvier 1710, le cap Horn étant contourné très au large (sans être aperçu !) en février 1710. Après quelques escales, l’escadre au complet se reforme le 24 mars à Valparaiso où l’Aurore, arrivée plus tôt, avait déjà vendu toutes ses marchandises, puisque cette expédition n’avait rien de scientifique : il s’agissait, rappelons-le, de faire un maximum de profit dans cette odyssée qui devait mener les navigateurs jusqu’en Chine ! 
Pendant que la Princesse est réparée à Coquimbo, les autres bateaux cabotent pour vendre leur cargaison entre Arica, Coquimbo et Pisco. Son “marché” terminé, la Princesse, remise en état, rentrera en France quittant les côtes sud-américaines le 24 novembre 1710 (pour arriver à Brest le 28 août 1711). Quant à la Diligente, impossible de lui faire continuer le périple ni même de la ramener en France, elle doit être vendue (ce qui sera fait au port de Callao, au Pérou).
Pour la partie du voyage qui nous intéresse vraiment, les choses sérieuses commencent le 8 mars 1711 avec les deux seuls navires encore en course, la Princesse (commandée par Martin de Chassiron, et la Diligente sur laquelle Dubocage tient la barre fermement. Les deux frégates quittent le port de Huacho, cap sur la lointaine, très lointaine Chine, en espérant atteindre d’abord l’île de Guam...

Une île de corail sans nom

Au large des côtes mexicaines, Clipperton est d’un grand intérêt stratégique mais la France n’a jamais été capable d’y faire quoi que ce soit de durable.
Au large des côtes mexicaines, Clipperton est d’un grand intérêt stratégique mais la France n’a jamais été capable d’y faire quoi que ce soit de durable.
Pour les navigateurs, la voie la plus simple est de se laisser porter par le courant de Humbolt le long de la côte de l’Amérique du Sud, puis de profiter, une fois dans l’hémisphère nord, des vents portant soufflant vers l’ouest et du courant nord équatorial, ce que décident de faire les deux capitaines.
La navigation se déroule sans incident majeur, mais le 20 mars 1711, les marins observent des oiseaux augurant d’une terre proche. En termes d’oiseaux, ils seront servis puisque le 3 avril 1711, Michel Dubocage découvre devant son étrave l’île de Clipperton, qui ne figure alors sur aucune carte et qui donc, n’a pas de nom. Or l’île sert de refuge à des milliers, des millions sans doute d’oiseaux marins (plus tard, leurs déjections, le guano, seront d’ailleurs exploitées par une compagnie américaine en quête d’engrais). 
Dans son journal de bord, le Havrais note : “Sur les deux heures d'après-midi j'ai moi-même découvert un très gros rocher sous la ralingue de la grand voile qui me restait au O.1/4 S.O. à environ 5 lieues. J'ai fait faire le signal de terre à M. Martin qui nous a répondu un moment après”.
De Chassignon rejoint Dubocage le lendemain et il est décidé de baptiser cette terre inconnue “île de la Passion” puisqu’elle a été découverte un Vendredi saint (plus au sud, le Hollandais Roggeveen découvrit une île le dimanche de Pâques 6 avril 1722).

Un cadeau pour la France 87 ans plus tard

Pour les deux marins qui sont en mer avant tout pour des raisons financières, cette découverte peut être intéressante car l’île pourrait offrir un havre aux bateaux qui, comme les leurs, tentent de rallier la Chine. Ils savent qu’ils sont à environ six cents milles nautiques du Mexique, donc hors de portée des Espagnols en cas de conflit avec l’Espagne. Aussi est-il décidé d’explorer la zone. Dubocage s’étonne de la forme en anneau de cet atoll, avec son lagon intérieur dont il ne s’explique pas l’origine. Sans doute n’en a-t-il jamais vu encore.  La déception sera à la hauteur des espérances : hormis un rocher de vingt-neuf mètres d’altitude, le reste des 1,7 km2 composant l’île est un amas de coraux morts culminant à moins de trois mètres de la surface de l’océan. Le lagon mesure un peu plus de sept cents hectares et constituerait un port si seulement une passe s’ouvrait dans la barrière de corail, ce qui n’est pas le cas. Battu par les vagues, l’atoll est quasiment stérile et n’offre ni eau douce ni ravitaillement sinon des œufs d’oiseaux de mer. 
Consciencieusement, Dubocage dresse tout de même une carte de sa découverte (plan qui sera perdu par la suite), et documente autant qu’il le peut sa trouvaille, ce qui permettra, bien plus tard, en 1858, à Victor Le Coat de Kervéguen, envoyé là par Napoléon III, de prendre officiellement possession pour la France de ce presque atoll, initiative qui sera définitivement validée en 1931 par le roi d’Italie Victor-Emmanuel II au terme d’un arbitrage international. La France était alors en conflit avec le Mexique sur ce titre de propriété (dont d’ailleurs elle ne sut jamais profiter jusqu’à nos jours...).

Cap sur Guam et l’Asie

La découverte de Clipperton, si inattendue soit-elle, ne doit pas mettre en retard l’expédition compte-tenu du faible intérêt de ce bout de terre (situé très exactement à 1 081 km de la côte mexicaine la plus proche). Cernée par un infranchissable mur de corail, l’île de la Passion, ses oiseaux et ses crabes sont vite abandonnés à leur solitude, non sans que l’équipage soit parvenu à capturer quelques marsouins ou dauphins pour améliorer l’ordinaire du bord. Cap est donc mis à l’ouest pour une traversée redoutée à cause du scorbut que l’on ne sait pas véritablement soigner (la maladie est due à un manque de vitamine C essentiellement). Finalement, le 14 mai 1711, Guam est en vue aux Mariannes du Sud. Le 6 juin, après les Philippines, Formose est aperçue et enfin les ancres sont jetées dans la baie de Xiamen (Amoy pour les Européens), dans la province du Fujian en Chine le 12 juin. Xiamen est en fait une île située à l’embouchure du fleuve Jiulonggjiang (aujourd’hui une digue la relie à la terre).
L’escale consiste à réparer la Découverte (son grand mât est en piteux état) et à acheter, moyennant du bel et bon argent, des marchandises. Des difficultés diplomatiques coûtent plusieurs mois à l’expédition qui ne peut, au terme d’un accord, commencer ses achats que mi-septembre. Mais entre le carénage de la Princesse et la remise en état de la Découverte, les chargements ne commenceront que le 16 mai 1712. Porcelaine thé, épices, textiles, ce ne sont pas les marchandises qui manquent ; les deux navires quitteront Xia-Men les cales pleines le 13 juillet 1712. Le 20 juillet, les deux voiliers frôlent le sud du Japon et s’en retournent en direction de la côte californienne qu’ils apercevront le 12 octobre seulement (la traversée ouest-est tant toujours extrêmement difficile et lente). 
Dubocage et de Chassignon marqueront le 29 octobre une escale aux îles Tres Marias (à 87 km de côtes mexicaines, aujourd’hui réserve de la biosphère). Les équipages y feront le plein de viande fraîche, en l’espèce des tortues. Le 1er novembre, une escale plus longue sera entamée dans la baie de Banderas (actuelle ville de Puerto Vallarta). Les navires reprendront leur route pour les côtes du Pérou où ils caboteront pour vendre pendant trois ans, avec des profits extraordinaires, les marchandises ramenées de Chine et qui feront le bonheur des belles espagnoles des villes côtières.

La Découverte mangée par les vers

Le 24 mars 1715, de Chassiron appareille des côtes péruviennes ; il atteindra le port de La Rochelle le 16 août 1715, ses cales emplies d’argent (lingots, barres, “pignes”, etc.). Pour la Découverte et Dubocage, les choses sont plus compliquées car la Découverte est mangée par les vers ; il lui faut caréner au port de Lima (le Callao) dont il ne pourra repartir que le 16 avril 1716 en direction de la France. Le retour sera extrêmement périlleux, le Horn ne se montrant pas sous son meilleur jour. Il faudra même faire escale à San Salvador pour ravitailler sur la route du retour, avant, le 23 août 1716, d’enfin frapper ses amarres au Havre. Là encore, les cales regorgent d’argent. Dubocage, certes, a perdu beaucoup d’hommes entre les désertions et les maladies (le scorbut essentiellement), mais du moins a-t-il accompli sa mission. Outre la fortune, cette odyssée lui vaudra également d’être anobli et de devenir ainsi Michel Dubocage de Bléville. Loin de se reposer sur ses lauriers, il montera une lucrative affaire de négoce maritime au Havre dont il deviendra l’un des personnages les plus riches, sachant que la Régence (Louis XIV étant mort) y gagna pour sa part environ 250 000 livres.

La mort opportune de Louis XIV

Louis XIV encouragea cette expédition dans la Mer du Sud, car il avait grand besoin d’argent pour financer ses guerres et ses dépenses somptuaires.
Louis XIV encouragea cette expédition dans la Mer du Sud, car il avait grand besoin d’argent pour financer ses guerres et ses dépenses somptuaires.
Le roi Soleil était tout sauf un honnête homme. Non seulement il envoyait en sous-main des expéditions dans la Mer du Sud, tout en jurant au roi d’Espagne qu’il ne le faisait pas, mais en outre, ceux-là même qu’il avait expédié à l’autre bout du monde étaient bien mal reçus à leur retour. 
Ce fut le cas de l’un des bateaux de l’expédition, l’Aurore, qui quitta l’Amérique du Sud sans se rendre en Chine, et revint directement en France, à Brest le 28 août 1711. Les autorités, plus que tatillonnes, saisirent le navire et placèrent des scellés sur toute la marchandise se trouvant à bord, au motif que Louis XIV avait fermement interdit tout commerce dans la Mer du Sud (alors même qu’il avait encouragé l’expédition menée par de Bénac). Une bonne manière de mettre la main à vil prix sur des marchandises dont les prix de revente élevés permirent aux caisses du Roi Soleil de se remplumer. 
Il en eût été de même pour Dubocage, mais celui-ci, certes bien involontairement, eut le bon goût de ne revenir au Havre que le 23 août 1716, quelques mois après le décès de Louis XIV (le 1er septembre 1715). Certes, le mode de fonctionnement de l’administration royale n’avait pas changé mais si les scellés furent mis sur la Découverte et sa cargaison, du moins le 19 septembre ces scellés furent-ils levés. Paris avait clairement demandé de “laisser aux propriétaires du vaisseau la Découverte la liberté de disposer de l'argent qu'il a rapporté. Le Conseil n'a rien à vous prescrire au sujet de ce navire”. Il y eut certes contestation des autorités havraises, mais finalement, Dubocage put payer son équipage, se verser son salaire et vendre sa cargaison dont les droits rapporteront tout de même, sur le seul métal argent (d’une valeur d’un million de livres) environ 250 000 livres à la Couronne. Louis XV, arrière-petit-fils de Louis XIV n’avait que six ans au retour de la Découverte qui bénéficia sans doute de la mansuétude de la période de Régence.

Rédigé par Daniel Pardon le Mercredi 29 Avril 2020 à 22:07 | Lu 2511 fois