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Ivoires des Marquises (ou la renaissance d’un art)


Archipel des Marquises, le 1er mars 2017- Au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, les Marquisiens (plus de 50 000 personnes alors, peut-être 80 000, voire 100 000) vivaient au sein d’une société très structurée et hiérarchisée. Ils ne disposaient pas d’outils en métal, mais arboraient fièrement des ornements corporels qui indiquaient leur statut autant que le faisaient leurs tatouages.
Au sommet de la pyramide sociale, les grands chefs portaient un “hei”, un collier fait avec une, parfois plusieurs dents de cachalot. L’ivoire était alors la matière la plus convoitée du monde marquisien et pour une seule dent de cétacé, les chefs n’hésitaient pas à donner tout ce qu’ils avaient de plus précieux.



La razzia des santaliers

Au début du XIXe siècle, une tornade balaya l’archipel, celle des hordes de santaliers, marins sans foi ni loi, acteurs d’un commerce triangulaire singulier : des Marquises, ils chargeaient leurs cales de bois de santal parfumé qu’ils allaient échanger en Chine, à Canton, contre du thé principalement. Une marchandise qu’ils revendaient ensuite au prix fort en Australie ; là, ils chargeaient leurs navires de colifichets, de “bricoles”, de perles, de couteaux, d’armes, d’alcool et de dents de cachalot achetées dans les ports aux marins des navires baleiniers, marchandises qu’ils repartaient troquer aux Marquises contre le précieux santal. Ainsi tournait, dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, le monde des santaliers.
Ces derniers introduisirent mille objets attractifs pour les Marquisiens, dont les fameuses dents de cachalot* et des outils de métal. Immédiatement, les Marquisiens, habiles sculpteurs, commencèrent à travailler cet ivoire si précieux, pour en faire des ornements élaborés, eux qui ne disposaient que de rarissimes dents récupérées lors d’encore plus rarissimes échouages de cétacés ; de cette époque, nous sont parvenus, entre autres, quelques manches d’éventail et des pendentifs d’oreilles (ha’akai).
Avides de bois parfumé, les santaliers introduisirent aussi armes, alcool et maladies, des éléments exogènes qui ébranlèrent considérablement toute la société marquisienne.
Entre 1805 et 1826, on estime que 1 500 tonnes de santal furent exportées des îles Marquises, avant que la ressource naturelle ne fût épuisée *.


L’anéantissement de la société marquisienne

Trois dents de cachalot aux motifs symboliques : c’est l’électrification des vallées dans les années quatre-vingt qui a permis de remettre l’artisanat marquisien en selle.
Trois dents de cachalot aux motifs symboliques : c’est l’électrification des vallées dans les années quatre-vingt qui a permis de remettre l’artisanat marquisien en selle.
Malheureusement pour les Marquisiens, après les santaliers, ce fut au tour des baleiniers de venir écumer leurs côtes.
La trilogie “armes, alcool, maladies“ aboutit à l’explosion de la société marquisienne et à son quasi anéantissement. Avec un seul point positif pour les Marquisiens, le fait que ces équipages avaient à bord beaucoup plus de dents de cachalots que les santaliers ; les marins d’alors tentaient de se faire de l’argent avec cet ivoire en y gravant des scrimshaws avec une simple pointe de métal : scènes de pêche à la baleine, bateaux, filles des tavernes et tous les motifs que l’on retrouvait sur leurs tatouages.
Evidemment, nombre de ces marins savaient pouvoir négocier aux Marquises de belles pièces anciennes (casse-têtes entre autres) contre leurs dents qui n’avaient pas grande valeur en Occident, alors que les amateurs de raretés exotiques étaient déjà nombreux.


L’ivoire tombé dans l’oubli

Une collection très rare d’anciennes dents de cachalot datant de la période pré européenne et de l’arrivée des premiers baleiniers ; les dents étaient portées en collier, sans motifs gravés faute d’outils en fer (musée Rose Corser, Nuku Hiva).
Une collection très rare d’anciennes dents de cachalot datant de la période pré européenne et de l’arrivée des premiers baleiniers ; les dents étaient portées en collier, sans motifs gravés faute d’outils en fer (musée Rose Corser, Nuku Hiva).
Au sein de la société marquisienne, ces apports extérieurs (armes et alcool surtout) eurent des conséquences désastreuses : le cannibalisme, l’alcoolisme, les guerres claniques, les épidémies, la violence extrême marquèrent cette période sombre, au cours de laquelle les Marquisiens furent décimés et leur patrimoine quasiment détruit. Les savoir-faire d’antan tombèrent dans l’oubli, le travail de l’ivoire comme de l’os, du bois, des graines et de la pierre, cessa. Les Marquises se mourraient… De peut-être 80 000 Marquisiens au moment de la découverte, on en dénombrait à peine plus de 2 000 en 1925
Il fallut attendre que l’administration française, au XXe siècle, prenne sérieusement en main la santé des populations marquisiennes ayant survécu à ce véritable génocide pour que la courbe démographique s’inverse et que les Marquisiens reprennent goût à la vie.
Ils étaient très précisément 9 346 habitants (3,4 % de la population de la Polynésie) à vivre dans leur archipel au recensement de fin 2017 (et environ 10 000 installés à Tahiti).


La révolution “électrique”

Même si elles sont très rares, les collectionneurs, en y mettant le prix, parviennent à se constituer de jolis lots de belles dents de cachalot gravées (collection privée).
Même si elles sont très rares, les collectionneurs, en y mettant le prix, parviennent à se constituer de jolis lots de belles dents de cachalot gravées (collection privée).
Une véritable révolution eut lieu dans les années 1980 : l’électrification des vallées de l’archipel.
Ayant grand besoin de revenus complémentaires au coprah, souvent difficile à exploiter sur les pentes des vallées, les Marquisiens comprirent très vite le parti qu’ils pouvaient tirer de cette avancée technologique. Ils achetèrent des outils électriques et relancèrent leurs principales activités manuelles, sculpture et gravure essentiellement : pierre, bois et os pour les hommes, tandis que les femmes, grâce à de très petites perceuses, faisaient renaître l’art des parures en graines naturelles.
Parfois, mais rarement, les graveurs trouvaient un peu d’ivoire, provenant essentiellement de dents de cochons sauvages abattus à la chasse. Exceptionnellement, des dents de cachalot furent sculptées ici et là, mais la matière première demeurait très rare…


Peu de sources d’ivoire

Gros plan sur la partie supérieure d’une dent de cachalot gravée.
Gros plan sur la partie supérieure d’une dent de cachalot gravée.
Les sources d’ivoire étaient et sont restées, il est vrai, très réduites (d’autant que dès 1989, la CITES, Convention of International Trade in Endangered Species of Wild Fauna, a interdit tout commerce d’ivoire d’éléphant, de morse, de cachalot, d’hippopotame, etc.) ; mais malgré tout, de séjours en Métropole, certains militaires polynésiens ramenèrent des pièces non soumises à la Cites (dents de phacochères par exemple), tandis que d’autres, des soldats ayant été en poste en Afrique, introduisirent de l’ivoire d’éléphant avant 1989 (bracelets, petites défenses, bibelots…).
Le temps se gâta aussi pour les cochons sauvages marquisiens, car au fur et à mesure du développement de leurs activités, les chasseurs de l’archipel pouvaient s’équiper de fusils afin de se procurer une viande excellente certes, mais aussi, accessoirement, de fort belles dents recourbées de suidés sauvages.
Enfin une autre source, qui semble sur le point de se tarir, qui l’est peut-être déjà, est l’ivoire végétal, celle des graines de tagua : celles-ci proviennent de palmiers ayant été introduits en Polynésie française à la fin du XIXe siècle par les Allemands, qui en eurent le quasi monopole en Amérique du Sud (Colombie, Equateur), jusqu’au percement du canal de Panama en 1914.
Ils en avaient planté aux Samoa et dans leurs exploitations à Moorea et aux Marquises (domaines saisis dès le début de la guerre de 14-18, ces rares palmiers étant, ensuite, tombés dans l’oubli).


Les collectionneurs à l’affût

Très belle série de pendentifs marquisiens (ivoire de phacochère).
Très belle série de pendentifs marquisiens (ivoire de phacochère).
Aujourd’hui, des dents de cachalot circulent bien entendu « sous le manteau », provenant parfois d’animaux échoués et morts dans telle ou telle île, parfois de commerce sans doute moins légal. L’importation de tagua, compte-tenu des risques phytosanitaires, est interdite, sauf conditions spéciales***.
Malgré toutes ces contingences, force est de reconnaître que l’ivoire a fait son grand retour ; il suffit de se rendre dans les galeries de Papeete pour s’en convaincre. Les pièces qui ne font souvent qu’y passer sont d’une exceptionnelle beauté, les amateurs et collectionneurs toujours à l’affut de la rareté, s’en rendant très vite acquéreurs****.
L’un de ceux-ci, qui conserve jalousement plus de 150 pièces, nous a ouvert, sous le sceau de la confidentialité, sa collection d’où nous avons tiré quelques-unes des photos illustrant cet article.
Tagua, cachalot, phacochère, toutes les pièces sont amoureusement gardées, le travail de sculpture étant le fait d’une demi-douzaine d’artistes, tous Marquisiens.


Mieux que leurs aïeux !

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A Ua Pou, à Nuku Hiva, à Ua Huka, à Hiva Oa, jusqu’à Fatu Hiva, mais aussi et surtout à Tahuata, des doigts experts s’emploient, en s’inspirant des pièces collectionnées dans les musées, à restaurer cet art du travail de l‘ivoire qui avait disparu dans l’éclatement de la société marquisienne au milieu du XIXe siècle.
Force est de reconnaître qu’en se libérant des motifs strictement traditionnels et des seules copies de pièces anciennes, les artisans d’aujourd’hui surpassent désormais leurs aïeux, en création comme en habileté.

Texte et photos : Daniel Pardon
* “Un navire de 300 tonneaux, a écrit Porter, pourrait compléter à Nouka Hiva une cargaison de bois de santal pour dix dents de baleine (cachalot)” (G. de La Landelle, 1866).
** Notre titre, “Ivoires des Marquises”, est un clin d’œil à l’exposition “Ivoires du musée du Louvre 1480-1850”, réalisée en 2005 au Château-Musée de Dieppe, et qui réunissait une soixantaine d’œuvres peu connues ou inédites de l’ivoirerie européenne.
** *L’importation de graines de tagua (Phytelephas aequatorialis ou Ph. macrocarpa) doit faire l’objet d’un permis d'importation et d’un certificat phytosanitaire répondant à des normes précises.
**** L’exportation de pièces en ivoire, notamment de cachalot, ne peut se faire qu’après l’obtention d’un permis CITES.












Rédigé par Texte et photos : Daniel Pardon le Jeudi 1 Mars 2018 à 14:32 | Lu 4984 fois