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Harrison Smith, le "grand-père des arbres"


Harrison Smith posant avec une citrouille de belle taille ; à partir de 1919, et jusqu’à sa mort en 1947, cet Américain se consacra entièrement à l’introduction de nouvelles plantes tropicales à Tahiti (photo collection musée James Norman Hall).
Harrison Smith posant avec une citrouille de belle taille ; à partir de 1919, et jusqu’à sa mort en 1947, cet Américain se consacra entièrement à l’introduction de nouvelles plantes tropicales à Tahiti (photo collection musée James Norman Hall).
Tahiti, le 14 mai 2021 - Sur sa tombe, située sur une hauteur à Papeari, figure ce qui, sans doute résume le mieux la vie d’Harrison Smith : “Harrison W. Smith – 29. 12. 1872 – 3. 1. 1947 – Homme de bien”. Point n’est besoin d’une épitaphe plus longue pour illustrer en un slogan percutant la vie et l’œuvre de cet Américain tombé amoureux de Tahiti, à qui l’on doit, entre autres choses, le jardin botanique de Papeari. C’est dans ses pas que nous vous proposons aujourd’hui une petite balade fleurie et colorée, alors que le grand parc de Papeari (dix-huit hectares) subit actuellement des transformations qui vont radicalement changer son aspect. Le grand invité en sera... Paul Gauguin lui-même.
 
 
“Professeur de sciences et botaniste” : c’est ainsi que dans son livre “Tahitiens” le père O’Reilly entame la biographie qu’il consacre à Harrison Smith. De quoi faire bondir –ou verdir– les actuels botanistes et scientifiques du territoire qui précisent toujours d’un même élan qu’il n’était pas un botaniste mais seulement un collectionneur de plantes… On a parfois des susceptibilités qu’il convient de ne pas froisser, aussi nous garderons-nous bien de qualifier cet homme exceptionnel de “botaniste”.
 
1re escale à Tahiti en 1903
 
Rien dans ses origines et sa famille ne le prédisposait à une vie aventureuse à Tahiti et dans la ceinture tropicale. A la fin du XIXe siècle, à Boston, Massachusetts, on ne rigolait pas avec l’argent, le statut social et la rigueur. Les WASP, white anglo-saxons protestants de la côte est des États-Unis étaient des rigoristes que rien n’écartait d’un devoir tracé dès leur naissance. Il faut croire que du côté des Smith, on n’avait l’esprit plus ouvert puisque le petit Harrison Willard, qui avait vu le jour le 29 décembre 1872, était, semble-t-il un grand voyageur (pour son époque), plus curieux de connaître le vaste monde que de grenouiller dans le labyrinthe du Boston chic. On sait en effet qu’à trente-et-un ans (en 1903), dans le cadre d’un tour du monde, il fit escale à Tahiti, une île qui l’enchanta, et qu’il grava dans sa mémoire comme étant un lieu où il vivrait volontiers.

En attendant, même si l’argent ne manquait pas du côté familial, il lui fallait travailler et gagner sa vie ; après ses études à Harvard, il devint professeur de science physique au MIT, Massachusetts Institute of Technology. Il fut rattrapé en 1916 par la Première Guerre mondiale et s’il était patriote, ami de la liberté et prêt à voler au secours des pays européens en guerre contre l’Allemagne, il répugnait à porter des armes et encore plus à trucider ses contemporains. Aussi servit-il dans le corps des secouristes et sillonna-t-il les champs de bataille en tant qu’ambulancier, ramassant blessés et agonisants ici et là. L’expérience le marqua profondément et le décida à prendre du recul par rapport à l’humanité. Il avait gardé en mémoire l’île de Tahiti, et aussi, dès 1919, disposant de moyens financiers importants grâce à un héritage familial, décida-t-il de se retirer dans ce petit coin des Mers du Sud, loin du fracas des obus et de la mitraille qu’il avait connu en France sur le front.

Une vue partielle du jardin botanique aujourd’hui sous la responsabilité du Service du Tourisme.
Une vue partielle du jardin botanique aujourd’hui sous la responsabilité du Service du Tourisme.
250 plantes introduites
 
Épris de botanique, de flore tropicale, de plantes, il fait un petit tour (ou deux...) de Tahiti et comprend vite que pour assouvir sa passion, il n’a pas trente-six solutions : il faut de la place et de la bonne terre et surtout de l’eau, beaucoup d’eau. Il jette son dévolu sur des terrains à Papeari où il s’installe de manière très spartiate d’ailleurs. Smith n’a pas de goût pour le luxe ; ce qu’il veut, c’est planter, planter, planter encore et toujours. Sa fortune lui permet d’acheter, façon patchwork, un ensemble de petits terrains qui, accolés les uns aux autres, finiront par devenir un vaste domaine de plus de 130 hectares, qu’il baptisera Motu Ovini. Et bien entendu, sur ce domaine, Smith se consacre à ses plantations. Il entretient une riche correspondance dans le monde et obtient ainsi des graines de nombreuses plantes qu’il essaye d’acclimater à Tahiti. Il recherche du beau et du bon, aussi se concentre-t-il sur les plantes ornementales et les plantes pouvant servir à enrichir la nourriture locale.

Évidemment, avec une telle politique, il prend des risques et nous en payons aujourd’hui encore les conséquences puisque c’est lui qui introduisit à Tahiti en 1937, en provenance du Sri Lanka (alors Ceylan), le redoutable et envahissant miconia (Miconia calvescens). On lui doit aussi d’autres introductions bien plus réussies, comme celle du pamplemousse de Sarawak (Citrus grandis, voir ci-dessous).
Les pieds dans la terre, la tête au soleil ou sous la pluie, Harrison Smith est au travail dans son domaine et constate qu’en 1936, dix-sept ans à peine après son installation, il a déjà introduit environ deux cent cinquante espèces de plantes tropicales nouvelles à Tahiti.

Le pamplemousse de Sarawak à Tahiti
 
Il ne fait d’ailleurs pas que retourner la terre au Motu Ovini, il continue à voyager quand il le peut, parcourant la ceinture tropicale à la recherche d’épices, d’arbres fournissant du bois de qualité, de plantes destinées à enrichir les potagers et vergers tahitiens, de bambous spectaculaires ou de fleurs toutes plus colorées les unes que les autres. 

C’est ainsi que la petite histoire veut qu’à Bornéo, ayant rendu service à un indigène, celui-ci lui offrit de beaux et gros pamplemousses qu’Harrison Smith ne connaissait pas. Il les trouva extrêmement juteux et sucrés et expédia des graines au consul britannique à Tahiti, un certain Williams. Celui-ci lui remit à son retour en Polynésie, en mars 1921, trois jeunes plants en parfaite santé, issus de ces graines. 
Il y a loin de la coupe aux lèvres nous direz-vous à juste titre... Et de fait, Smith transplanta ces trois jeunes pamplemoussiers dits de Sarawak et les bichonna quasiment une décennie avant de pouvoir récolter les premiers fruits en 1930. Le succès fut immédiat auprès de ses voisins et amis tahitiens, comme au sein de la communauté européenne et dès lors, Smith multiplia les greffes pour obtenir des jeunes arbustes qu’il se garda bien de vendre, préférant les donner tout simplement, ne serait-ce que pour faciliter la dissémination de cet agrume.

Harrison Smith, le "grand-père des arbres"
Le “grand-père des arbres”
 
De la terrible Première Guerre mondiale qui avait étalé ses horreurs devant les yeux du jeune ambulancier, Smith n’avait conservé une seule chose en tête : le cauchemar fini, faire le bien autour de lui ; aussi, au fur et à mesure du développement de ses plantations distribua-t-il avec générosité de multiples plantes, des fruits, des graines, des boutures, des greffes à qui en voulait. Il suffisait de demander et l’on était servi ! Il s’attacha aussi à embellir le district de Papeari qui fut très vite une référence à Tahiti en termes de fleurissement.

Celui que l’on surnommait parmi la population locale le “grand-père des arbres” décéda le 3 janvier 1947 à Papeari, là où il avait vécu de manière quasi monacale, ne s’accordant que peu de confort. 

L’après Harrison Smith

A la mort d’Harrison Smith en janvier 1947, au terme d’une longue et cruelle maladie (Smith avait eu le temps de préparer son départ), ses héritiers avaient reçu des consignes très strictes : effacer les dettes de tous ceux qui lui avaient emprunté de l’argent. Son autre préoccupation portait, bien entendu, sur l’avenir de son jardin botanique. Il choisit d’en confier les rênes à Jean-Marie Boubée, un agronome très compétent, qui était son ami et qui travaillait à ce moment au service agricole de Tahiti. Fin connaisseur de la botanique, Boubée avait la passion des plantes, certes, mais pas les épaules assez solides pour gérer un tel ensemble et bien vite, le jardin botanique tomba en décrépitude et finit par être abandonné. Dès 1949, Boubée tenta de passer le relais au territoire, proposant même qu’un centre destiné à rééduquer les jeunes délinquants soit créé sur place, mais l’administration de l’époque ne donna pas de suite favorable.
 
Bouleversé par l’éléphantiasis
 
Bien d’autres projets furent ensuite évoqués, y compris celui de la création de la léproserie de Tahiti, mais finalement, un riche Américain, Cornélius Crane, racheta la propriété en 1952. Crane n’était pas un botaniste mais un industriel et philanthrope qui avait fait fortune à Chicago. Il avait toujours été passionné par les recherches et les expéditions ayant pour cadre le Pacifique Sud. Il en finança certaines, comme celle qui eut pour base son yacht, le Illyrica, en 1928 : une expédition qui permit de ramener au Chicago Museum of Natural History la bagatelle de soixante mille objets et échantillons en provenance des Galápagos, de l’actuelle Polynésie française et de la Nouvelle-Guinée. Cornelius Crane était à bord de son bateau lors de cette expédition et il profita de l’escale à Tahiti pour y acheter une propriété à Paea où il fit construire une demeure. 
Après la Seconde Guerre mondiale, Cornélius Crane revint à Tahiti où les dégâts causés par l’éléphantiasis le bouleversèrent ; il décida de financer un centre de recherche et de traitement contre ces maladies pour venir en aide à une population qu’il avait appris à aimer, comme Harrison Smith. Son combat est à rapprocher de celui que mena un autre Américain milliardaire, William Albert Robinson, qui revint vivre sur sa propriété de Paea en 1947 et qui finança un centre de recherches contre cette omniprésente filariose (des travaux auxquels Bertrand Jaunez s’associa).
 
Le futur fleuron du tour de Tahiti
 
Curieux de tout mais pas botaniste, Cornélius Crane ne resta pas insensible à l‘abandon du jardin d’Harrison Smith et c’est pour le sauver qu’il le racheta en 1951. Il l’a maintenu en état grâce à un jeune Tahitien bourré de talent, le regretté Talo Pambrun et grâce également à un intendant, le comte allemand Karl de Swenburg ; Crane avait prévu qu’à son décès, le domaine devait revenir à l’administration locale, charge à elle de le maintenir en état et de permettre aux habitants, comme aux touristes, de le visiter. Ce que le gouverneur fit en 1962, lorsque Cornélius Crane décéda. 
La suite fut plus contrastée avant qu’enfin, en décembre 2017, le jardin botanique soit confié au Service du Tourisme qui a charge, aujourd’hui, de le maintenir en état et de le développer. Le plus grand projet en cours concerne le futur “Espace scénographique sur Paul Gauguin en Polynésie française” (voir l’interview de Lionel Lao et les plans de ce musée qui sera à n’en pas douter, le fleuron de notre tour de Tahiti).

Le sauveur des fe’i

En introduisant un insecte carnivore, Harrison Smith parvint à sauver les fe’i de Tahiti, menacés de disparition à cause d’un parasite, le charançon des bananiers (Cosmopolites sordidus).
En introduisant un insecte carnivore, Harrison Smith parvint à sauver les fe’i de Tahiti, menacés de disparition à cause d’un parasite, le charançon des bananiers (Cosmopolites sordidus).
En permanence soucieux du bien-être des Tahitiens, dont il avait très largement repris le mode de vie, au moins sur le plan alimentaire, Harrison Smith tenta une expérience extrêmement hardie à l’époque ; dans les années trente, les variétés de fe’i (Musa troglodytarum)périclitaient à Tahiti, victimes d’un insecte nuisible, Cosmopolites sordidusle bien nommé (plus connu sous son appellation vernaculaire de charançon du bananier). Or, la banane fe’i était une base essentielle de l’alimentation des Polynésiens et Smith estima que si l’on restait ainsi sans réagir, tous les plants de fe’i disparaîtraient en quelques années. 

En 1937, après avoir tiré la sonnette d’alarme auprès des autorités coloniales françaises, et surtout après les avoir ralliées à sa cause, il obtint l’autorisation d’introduire à Tahiti un ennemi de l’insecte nuisible, Plaesius javanus, une espèce de petit scarabée noir ayant la particularité de mettre à son menu quotidien le charançon du bananier. L’introduction du prédateur fut une réussite, les charançons battirent en retraite et on peut dire qu’ainsi Harrison Smith sauva le fe’i tahitien d’une disparition sans cela inéluctable.

Farouchement contre l’alcool

Que dirait aujourd’hui Harrisson Smith s’il revenait à Tahiti ? S’il voyait ces beuveries quasi permanentes ? S’il observait les méfaits de l’alcool dans les familles ? S’il comptait les morts sur les routes dus à l’abus de vin, de bière et d’alcool fort ? Il serait sans doute désespéré car s’il fit tout ce qu’il put pour aider les Tahitiens, l’un de ses combats les plus virulents fut celui qu’il mena contre l’alcool déjà bien trop facile d’accès à ses yeux dans les années trente. Les débits de boissons, les vendeurs d’alcool se multipliaient avec force autorisations officielles, ce qui avait le don de mettre Smith en colère, voyant bien que tout ce que le progrès pouvait apporter à la population locale était réduit à néant par la boisson. Smith tenta dans son combat de s’opposer à la distillerie de rhum du domaine de Atimaono. Les propriétaires d’alors, selon le père O-Reilly, avaient en effet l’habitude de payer leur personnel en partie avec du rhum, les salaires étant alors bu au détriment des revenus des familles. 
 
Légion d’Honneur refusée !
 
La distillerie en question était alors en pleine expansion et elle obtint le droit de produire plus d’alcool et moins de sucre à partir des champs de cannes à sucre. L’autorisation fut publiée dans le Journal officiel qui faisait également part de la distinction, la Légion d’Honneur, décernée à Harrison Smith pour son dévouement et son travail en faveur de la population locale. Smith n’apprécia pas du tout le mélange des genres, à savoir sa médaille et les faveurs accordées à la rhumerie. Vexé, il refusa tout simplement la médaille au nom de sa morale qui ne lui permettait aucun compromis. 

Aujourd’hui, s’il revenait parmi nous, il ne pourrait sans doute que constater et déplorer les dégâts irréversibles que le cocktail pakalolo-alcool provoque chez les usagers de ces deux drogues. Au moins, à son époque, le pakalolo n’existait-il pas...


Rédigé par Daniel Pardon le Vendredi 14 Mai 2021 à 17:18 | Lu 2360 fois