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​En hommage à Vaiere Mara, sculpteur des mémoires océanes


Vaiere Mara chez lui à Erima en février 1983. Archives collection. (Fonds Sylvie Gaubert Gruel).
Vaiere Mara chez lui à Erima en février 1983. Archives collection. (Fonds Sylvie Gaubert Gruel).
Tahiti, le 30 juillet 2025 - Vaiere Mara incarne une transition majeure dans l’art polynésien : celle du passage du sacré au profane, du tiki au quotidien, du silence des ancêtres à la parole sculptée. La vie de cet artiste disparu il y a 20 ans, jour pour jour, est une œuvre en soi. Un comité s’est créé pour lui rendre hommage dont nous publions ici la lettre ouverte.
 
Il y a 20 ans disparaissait Vaiere Mara, sculpteur tahitien, artisan de l’âme polynésienne, témoin silencieux d’un territoire dont les formes et les blessures se sont gravées dans le bois, la pierre volcanique, le corail fossile et la matière vivante de son œuvre.
 
Le 31 juillet 2005 marquait la fin de son souffle. Le 31 juillet 2025 pourrait marquer le début d’une reconnaissance durable. Pourquoi ce silence aujourd’hui ? Aucun hommage officiel ne semble prévu, aucun geste institutionnel ne vient rappeler le rôle de celui qui, loin des salons et des projecteurs, a redonné aux figures océaniennes leur densité spirituelle et leur dignité plastique.
 
Ce vide est révélateur : il questionne notre rapport à la mémoire, à l’art marginalisé, aux artistes qui n’ont jamais courbé l’échine devant les injonctions coloniales ou marchandes. Vaiere Mara n’était pas un sculpteur folklorique. Il était un penseur du geste, un poète de la matière. Il mérite que l’on dise son nom, que l’on montre ses œuvres, que l’on transmette son feu.
 
Silence officiel
 
Le silence officiel autour des 20 ans de la disparition de Vaiere Mara est à la fois surprenant et révélateur. Malgré les expositions passées, les publications et le documentaire Mara V, aucun hommage institutionnel n’est annoncé pour ce 31 juillet. Cela souligne une forme d’oubli culturel, voire une difficulté persistante à reconnaître pleinement les figures artistiques polynésiennes dans les sphères officielles.

Ce n’est pas à nous de faire le deuil d’un artiste. C’est à nous de porter son héritage. Vaiere Mara, tu ne seras pas oublié. Tu es toujours là, dans le creux d’un bois gravé, dans l’insistance de ceux qui refusent le silence. Ce n’est pas l’absence d’un hommage officiel qui détermine la valeur d’un artiste, mais la force de ceux qui refusent l’oubli.
 
Des œuvres qui parlent encore
 
Car l’œuvre de Vaiere Mara continue de résonner bien au-delà des rivages tahitiens. Né en 1936 à Rurutu, Mara a façonné une production artistique puissante, enracinée dans les mythes océaniens, la spiritualité ancestrale et les luttes identitaires de son époque. Refusant les codes académiques, Vaiere Mara a sculpté le basalte, le bois et le corail avec une intensité presque rituelle. Ses figures – TiiSentinellesAppels – sont autant de cris silencieux, de gardiens du passé et de visions du futur. Son travail, un temps marginalisé, est aujourd’hui reconnu comme un pilier de l’art contemporain océanien.
 
À travers une sélection de six pièces emblématiques, choisies parmi une masse de plus de 600 sculptures répertoriées pour le moment, nous vous proposons une plongée dans l’univers brut, sacré et profondément identitaire de cet artiste hors norme.

La légende de Hina : le mythe gravé dans le bois

La légende de Hina illustre la puissance narrative de Mara, qui mêle ici spiritualité et mémoire collective. Cette sculpture monumentale, réalisée dans un tronc d’arbre dans les années 1960, représente la déesse Hina dans une posture de transmission. Bien que conservée par l’État français, cette sculpture fondatrice n’est pourtant pas une commande. Exposée à la galerie Winkler, elle fut acquise à titre personnel par le gouverneur Jean Sicurani à la fin des années 1960 et est restée dans la résidence du gouverneur après son départ. Bien connue grâce au livre Bois légendaires de Mara, sculpteur tahitien de Patrick O’Reilly, où elle est reproduite sous plusieurs angles, elle est aujourd’hui conservée par le haut-commissariat de la République et a été exposée pour la première fois au public en 2021 à l’Université de la Polynésie française.

Te Pū Fenua : le regard de la terre

Te Pū Fenua incarne le lien sacré entre l’être humain et son territoire d’origine. Sculptée dans un bloc de corail fossile, cette œuvre de Vaiere Mara s’élève comme un chant silencieux en l’honneur de la terre nourricière. Les motifs gravés convoquent les forces cosmogoniques polynésiennes : spirales, silhouettes anthropomorphes, entrelacs biomorphiques… Chaque courbe semble murmurer l’histoire des ancêtres, des rites de passage, du mana enraciné dans le sol.
 
Réalisée pour un collectionneur privé, cette pièce a été présentée au public pour la première fois en 2021 à l’Université de la Polynésie française, dans le cadre de la Journée mondiale de l’art. Elle s’inscrit dans une tradition où l’art n’est pas décoratif mais existentiel, porteur de lien, de langage et de souffle. Cette œuvre est souvent interprétée comme une méditation sur l’identité polynésienne, sur le lien entre l’individu et son île, entre le corps et le sol. Elle fait écho à la pratique du pū fenua, qui consiste à enterrer le placenta d’un enfant dans la terre de sa naissance, scellant ainsi un lien indéfectible entre l’être et le territoire.

Le tamaaraa Hinano : la vie quotidienne magnifiée

Ce bas-relief de Vaiere Mara, commandé par la Brasserie de Tahiti, est une œuvre remarquable qui célèbre la vie quotidienne et l’identité culturelle polynésienne. On y voit des personnages sculptés avec finesse, engagés dans une bringue polynésienne, entourés d’objets comme des bouteilles de bière Hinano et des récipients.
 
Fidèle à son style, Mara mêle tradition et modernité : les corps sont stylisés mais expressifs, les gestes évoquent la convivialité et l’ensemble respire une chaleur humaine. Ce type de commande illustre bien comment l’art peut s’intégrer dans le tissu économique local tout en gardant une forte portée symbolique.
 
Commandée par une entreprise emblématique comme la Brasserie de Tahiti, cette œuvre agit presque comme un manifeste : elle relie la production industrielle à la culture vivante du Fenua, en mettant en scène les liens entre consommation, partage et identité. Avec cette scène de bringue en plein air, Vaiere Mara célèbre les gestes simples et les liens familiaux, témoignant de son souci de représenter une Polynésie contemporaine sans folklore ni exotisme.

Le Cercle de la Vie : une symbolique résolument moderne

Cette sculpture de Vaiere Mara, Le Cercle de la Vie, est une œuvre profondément symbolique et émotive. Sculptée dans un tronc d’arbre, elle met en scène deux adultes en dialogue et deux enfants nichés plus haut, dans des cavités protectrices. Ce jeu de niveaux et de postures évoque subtilement la transmission, la filiation et le cycle intergénérationnel.
 
Le style de Mara est reconnaissable : expressif, enraciné dans la tradition polynésienne mais résolument moderne. Il fut le premier sculpteur polynésien à signer ses œuvres, souvent sous le nom MARA V, et à s’affranchir des codes du tiki traditionnel pour explorer des thèmes plus intimes et universels. Ici, le bois devient mémoire vivante. Les adultes semblent porter le poids du savoir et de l’expérience, tandis que les enfants, en hauteur, incarnent l’avenir, l’innocence et la continuité. Le titre Le Cercle de la Vie prend tout son sens : chaque génération soutient la suivante, dans une boucle sans fin.

Maui et le lézard géant : la mythologie polynésienne modernisée
 
La sculpture monumentale Maui et le lézard géant de Vaiere Mara est une œuvre puissante qui puise dans les racines profondes de la mythologie polynésienne. Elle représente trois figures humaines entremêlées dans un mouvement ascendant, sculptées dans le bois avec des formes fluides et dynamiques. Cette composition évoque à la fois la fraternité, la force collective et l’élan vers l’inconnu.
 
Dans la légende, Maui est un demi-dieu rusé et audacieux, célèbre pour avoir “pêché” les îles du fond de l’océan grâce à un hameçon magique forgé dans l’os de ses ancêtres. Il est souvent accompagné de ses frères, qui l’aident dans ses exploits – notamment celui de faire surgir les terres du Pacifique. La sculpture semble capturer ce moment mythique : l’effort commun, la tension des corps, la verticalité qui suggère l’émergence des îles.
 
Le style de Mara, avec ses lignes courbes et ses formes stylisées, donne à l’œuvre une dimension spirituelle. L’œuvre ne se contente pas d’illustrer une légende : elle incarne le mana, cette énergie sacrée qui traverse les êtres et les choses dans la culture polynésienne.
 
Le lézard sur cette sculpture emblématique de Vaiere Mara, choisie comme couverture du livre Bois légendaires de Mara, sculpteur tahitien de Patrick O'Reilly, n’est pas là par hasard. Dans la culture polynésienne, le lézard – souvent appelé mo'o ou moko – est une figure ambivalente, à la fois protectrice et mystérieuse. Sur cette œuvre, le lézard semble veiller sur la scène sculptée, comme un esprit tutélaire incarnant une forme de conscience ancestrale, qui observe sans intervenir.
 
Le choix de cette sculpture pour illustrer le livre d’O'Reilly est donc très parlant : elle résume à elle seule la tension entre tradition et modernité, entre le visible et l’invisible, que Mara explore dans son art. Le lézard devient ici un gardien du bois, un témoin silencieux des légendes gravées dans la matière.

La légende de Raiatea : une commande officielle

Ce bas-relief de Vaiere Mara, commandé au début des années 1970 par la subdivision administrative des îles Sous-le-Vent à Raiatea, est une œuvre emblématique à la fois par son emplacement et par sa portée symbolique. Toujours accroché dans l’entrée du bâtiment administratif, il agit comme une mémoire sculptée du lien entre art, pouvoir public et identité locale.
 
Sur le plan artistique, on retrouve la patte de Mara : des figures humaines stylisées mais expressives, sculptées dans un bois précieux, en posture de proximité et de dialogue. Le relief évoque une scène communautaire, ce qui fait écho aux missions de la subdivision – administration, cohésion et développement local.
 
Sur le plan historique, cette commande illustre la reconnaissance institutionnelle du travail de Mara à une époque où l’art polynésien moderne commençait à s’affirmer. C’est aussi un témoignage de la volonté des autorités locales d’ancrer leur action dans une esthétique propre au Fenua, en valorisant un sculpteur qui s’est affranchi des codes traditionnels pour créer un langage visuel contemporain.
 
Ce contraste entre la conservation des œuvres de Vaiere Mara à la subdivision des îles Sous-le-Vent et la disparition d'autres pièces majeures comme la fresque de la CPS de Raiatea ou les bas-reliefs de la salle du conseil des ministres soulève des questions profondes sur la mémoire institutionnelle, la valeur accordée à l’art local et les dynamiques politiques qui influencent la préservation du patrimoine.

Une oeuvre en réhabilitation

Le blog Tahiti Boxing The Mountain propose une lecture approfondie du style de Mara, notamment son usage du corail fossile comme principe esthétique et philosophique. On y trouve aussi des entretiens avec des proches et des chercheurs qui retracent son parcours.

 

Depuis les années 2010, plusieurs initiatives ont contribué à la redécouverte de son œuvre :
·       Le documentaire Mara V diffusé sur TNTV ;
·       Des expositions en Polynésie ;
·       Des publications dans les revues Connexions, TK-21 et Tahiti Pacifique.
 
Le comité Vaiere Mara a été créé en juillet 2025 pour préserver et transmettre son héritage. Ce collectif réunit artistes, chercheurs, institutions culturelles et membres de la société civile engagés dans la préservation, la valorisation et la transmission de l’œuvre du sculpteur polynésien. Il se donne pour objectifs d’inventorier les œuvres connues et retrouvées de l’artiste, en collaboration avec les collectionneurs et les musées ; d’organiser des expositions, rétrospectives et événements culturels en Polynésie et à l’international ; de publier des ouvrages, catalogues et contenus numériques pour faire connaître son style, ses techniques et sa pensée ; de favoriser la transmission auprès des jeunes artistes polynésiens, notamment par des ateliers, résidences et bourses ; et d’assurer la conservation des œuvres existantes, en partenariat avec des restaurateurs et institutions patrimoniales.
 
Parmi les actions en cours, le comité Vaiere Mara travaille à la préparation d’une rétrospective itinérante en 2025-2026. Ce collectif lance aussi un appel à témoignages et à photos pour enrichir l’inventaire consacré à l’œuvre de l’artiste. Il travaille en outre à l’élaboration d’un projet pédagogique pour les écoles polynésiennes.
 
Contact :
[email protected]

Rédigé par Jonathan Bougard le Mercredi 30 Juillet 2025 à 14:48 | Lu 5241 fois