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​Big bang sur les indemnisations


Tahiti, le 4 février 2020 - Enorme rebondissement dans l’indemnisation des victimes des essais nucléaires. Le Conseil d’Etat vient de décider que toutes les demandes d’indemnisation déposées avant “l’amendement Tetuanui” du 30 décembre 2018 doivent être validées, si elles satisfont aux conditions de lieux, de dates et de maladies radio-induites prévues par la Loi Morin. Et ce quelle que soit la position du Civen. Explications…
 
C’est un nouveau rebondissement de taille dans l’indemnisation des victimes des essais nucléaires via la Loi Morin. Deux décisions rendues le 27 janvier dernier par le Conseil d’Etat (voir ici et ) viennent totalement remettre en cause les conditions, et surtout la date, de l’application du fameux “amendement Tetuanui” voté fin 2018. Un amendement vécu par les associations de défense des victimes du nucléaire comme un nouveau verrou à l’indemnisation, moins de deux ans après la suppression du “risque négligeable” d’irradiation qui bloquait déjà bon nombre de demandes de vétérans du nucléaire depuis le vote de la loi Morin en 2010.
 
La semaine dernière, le Conseil d’Etat s’est prononcé pour la première fois sur l’application de l’amendement Tetuanui dans deux dossiers d’indemnisation contestés par le Civen (Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires). La plus haute juridiction administrative, dont les décisions s’imposent à tous les tribunaux et cour administratifs de France, vient de décider qu’en “l'absence de dispositions transitoires” prévues par l’amendement Tetuanui, il ne pouvait s’appliquer qu’aux nouvelles demandes d’indemnisations déposées après son entrée en vigueur le 30 décembre 2018. Ce qui signifie que toutes les demandes d’indemnisations antérieures à cet amendement et qui répondent aux critères de lieux, de dates et de maladie radio-induites de la Loi Morin doivent automatiquement être satisfaites par la justice administrative. Et ce quoiqu’en pense le Civen.
 
La décision s’applique à “toutes les instances en cours”, donc aux demandes indemnitaires non-encore purgées de leurs voies de recours, quelle que soit leur ancienneté pourvu qu’elles aient été faites avant 2019. L’indemnisation est donc acquise, par le simple fait que les personnes atteintes d’une des maladies radio-induites prévues par la Loi Morin aient séjourné en Polynésie entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998.
 
Cette jurisprudence nouvelle intéresse 62 des 138 demandes d’indemnisation portées par l’association 193 pour le compte de victimes polynésiennes, après avis défavorable du Civen ou en attente d’examen par le Comité d’indemnisation. En revanche, tous les dossiers de demande d’indemnisation entrés en procédure après le 31 décembre 2018 tombent sous le coup de l’amendement Tetuanui.
 
Un peu d’histoire juridique
 
La loi Morin permet depuis 2010 la reconnaissance et l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français. Elle définit la procédure à l’issue de laquelle les personnes atteintes de maladies cancéreuses considérées comme radio-induites sont indemnisées par l’État, sur le principe de la solidarité nationale. L’examen des demandes est confié à une autorité administrative indépendante : le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen).
 
Mais son dispositif a beaucoup évolué dans le temps. Jusqu’en février 2017, pour prétendre à une indemnisation les victimes des essais nucléaires français du Pacifique devaient avoir séjourné en Polynésie entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998 et être atteintes d’un des cancers radio-induits. La réparation était alors acquise en vertu d’une présomption de causalité, à moins que le Civen ne considère que le risque d’une exposition des plaignants aux rayonnements ionisants avait été négligeable durant leur séjour. A l’usage, cette notion de risque négligeable est vite apparue comme un verrou à l’indemnisation, avec moins de 2% des dossiers acceptés.
 
Risque négligeable supprimé…
 
A partir de mars 2017, une modification de la Loi Morin portée par la sénatrice Lana Tetuanui a permis la suppression de cette notion de “risque négligeable”. Estimant qu’ils n’avaient plus aucune utilité, plusieurs membres du Civen ont alors démissionné en protestation et provoqué un gel des procédures d’indemnisations. En quelques mois, sous l’impulsion de son nouveau président, Alain Chrisnacht, le Civen s’est finalement reconstitué et s’est remis en marche en accélérant l’examen des procédures d’indemnisation. Le Civen s’est alors doté d’une méthodologie propre. Et pour juger si, oui ou non, une demande d’indemnisation devait être acceptée comme étant liée aux essais nucléaires, il a défini une dose annuelle “efficace” (1 millisievert) d’exposition aux rayonnements ionisants à laquelle le plaignant devait avoir été exposé pour être indemnisé.
 
… dose efficace réintégrée
 
C’est cette méthodologie et cette “dose efficace” minimale qui a été réintégrée officiellement à la Loi Morin le 30 décembre 2018 par le fameux amendement Tetuanui. Or quelques semaines après son entrée en vigueur, le tribunal administratif a appliqué l’amendement pour refuser certaines demandes d’indemnisations. D’où le tollé des associations comme 193 ou Moruroa e tatou en Polynésie, s’estimant dupées par la réapparition d’une nouvelle forme de risque négligeable.
 
Dans ses décisions du 27 janvier dernier, le Conseil d’Etat confirme d’ailleurs que l’amendement Tetuanui “élargit la possibilité, pour l'administration, de combattre la présomption de causalité dont bénéficient les personnes qui demandent une indemnisation lorsque les conditions de celle-ci sont réunies”. Mais la nouveauté est qu’il rend cet amendement inutilisable pour la plupart des affaires en cours, dont les demandes ont été déposées avant le 30 décembre 2018.
 
Les prochaines audiences des cours et tribunaux administratifs consacrées aux dossiers de demande d'indemnisation s'annoncent donc des plus intéressantes.

​Vers un nouveau regard au TA de Papeete

Lors de ses derniers examens sur le fond des recours de plaignants contestant une décision défavorable du Civen, le tribunal administratif de Papeete avait appliqué la règle de droit en vigueur au moment où il prenait sa décision. En termes juridiques, il intervenait en plein contentieux. C’est ce qui explique le nombre de jugements de rejets prononcés par le tribunal administratif courant 2019, après l’entrée en application de l’amendement Tetuanui.
 
Mais dans les deux arrêts rendus lundi dernier, le Conseil d’État dit que dorénavant le juge administratif doit intervenir dans un régime de responsabilité classique. La règle de droit applicable est donc celle, logiquement plus favorable au plaignant, qui était applicable au moment du dépôt du dossier, c’est-à-dire avec une présomption de causalité irréfragable dans la rédaction de la loi Morin résultant de l'article 113 de la loi du 28 février 2017. Après la suppression de la notion de risque négligeable, l’indemnisation est acquise d’office aux plaignants atteints d’un des 23 cancers considérés comme potentiellement radio-induits, pour peu qu’ils démontrent avoir séjourné en Polynésie entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998.


Rédigé par Jean-Pierre Viatge le Mardi 4 Février 2020 à 18:32 | Lu 8586 fois