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​Nucléaire : Les indemnisations automatiques du Conseil d'État


Tahiti, le 28 février 2022 – Deux mois après la censure de la rétroactivité de l'amendement Tetuanui, le Conseil d'État a rendu une première série de décisions validant automatiquement les demandes d'indemnisations des victimes du nucléaire présentées avant le 28 décembre 2018.
 
On pouvait s'y attendre, le Conseil d'État n'a pas fait dans le détail pour balayer les recours du Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) contre les demandes d'indemnisations déposées avant la date de “l'amendement Tetuanui” le 28 décembre 2018. Dans une série de cinq décisions datées du 23 février 2022, la haute juridiction administrative parisienne a exposé pour la première fois sa nouvelle jurisprudence faisant suite à l'annulation de la “rétroactivité” de l'amendement Tetuanui. Une jurisprudence qui valide désormais automatiquement les demandes d'indemnisations déposées avant la date de l'amendement, dès lors que la victime remplit les trois critères de lieu, de date et de maladie radio-induite définis par la Loi Morin. Plus question ni de risque négligeable, ni de seuil minimum d'exposition.
 
Quelques explications…
 
Pour les profanes, cette situation nouvelle mérite une petite explication historique. Depuis 2010, la Loi Morin d'indemnisation des victimes des essais nucléaires prévoit une “présomption de lien de causalité” entre une maladie radio-induite et les essais nucléaires français menés en Polynésie française et en Algérie, dès lors que le demandeur remplit trois critères : une zone géographique de retombée des essais, une période pendant laquelle ont eu lieu les retombées et une pathologie de la liste des maladies radio-induites.
 
Mais dès l'origine, cette “présomption” de lien de causalité pouvait être renversée en prouvant que la victime avait été exposée à un “risque négligeable” d'irradiation. Devant les critiques formulées contre cette notion, les parlementaires polynésiens ont réussi à faire voter le 9 février 2017 la suppression de ce risque négligeable par l'Assemblée Nationale. Problème, à l'époque, le Civen a estimé qu'il y avait un risque à dé-corréler totalement la notion d'irradiation de la victime de son indemnisation. C'est à ce moment qu'une commission présidée par la sénatrice Lana Tetuanui a proposé de réintroduire une notion de “seuil minimum d'exposition” pour qu'une victime puisse être indemnisée. C'est le fameux “amendement Tetuanui” voté le 28 décembre 2018.
 
Sauf qu'un débat s'est ouvert autour de la “rétroactivité” de cet amendement Tetuanui. C'est-à-dire son application aux dossiers d'indemnisation déposés avant son adoption. Un débat tranché récemment en décembre 2021, lorsque le Conseil constitutionnel a estimé que cette rétroactivité était inconstitutionnelle. De fait, toutes les demandes déposées avant le 28 décembre 2018 et répondant aux trois critères de la Loi Morin sont désormais automatiquement validées. Sans possibilité pour le Civen de les contester.
 
Premières décisions
 
Lundi, cinq décisions ont été rendues par le Conseil d'État. Tous pour des travailleurs du CEA à Moruroa ou Fangataufa pendant la période des essais nucléaires. Un commis de cuisine décédé après avoir développé un cancer du rein à 37 ans. Un responsable de bar atteint d'une leucémie à 51 ans. Un militaire responsable du réseau de communication touché par une leucémie à 57 ans et un cancer du poumon à 79 ans. Un gardien d'entrepôt également atteint d'une leucémie à 51 ans. Et un moniteur de sports nautiques décédé à 39 ans d'une leucémie déclarée un an plus tôt…
 
À chaque fois, leurs dossiers avaient été contestés par le Civen sur la base d'un trop faible niveau d'exposition. À chaque fois, ces dossiers avaient été déposés avant l'amendement Tetuanui. Et à chaque fois, le Conseil d'État a balayé les arguments du Civen. Le Conseil d'État qui a considéré que même sans aucune donnée dosimétrique, le Civen ne pouvait pas prouver que la maladie contractée était “exclusivement” liée à une autre cause que les essais nucléaires.
 

​Me Philippe Neuffer, avocat de Moruroa e tatou : "Le Civen veut optimiser les fonds publics"

On imagine que cette nouvelle salve d'annulations de refus d'indemnisations du Civen, après l'inconstitutionnalité de la rétroactivité de l'amendement Tetuanui, est une bien accueillie par Moruroa e tatou ?

“Ça ne fait que confirmer ce que l'on défend depuis 2009. On en est répétitif. On en est fiu. Mais là, on voit que c'est concret. On voit que le seul moyen de contrer les refus de l'État, c'est le Conseil constitutionnel, c'est le Conseil d'État. Ce sont les hautes juridictions… En tout cas, je vois déjà une conséquence de cette décision du Conseil constitutionnel. C'est que tous les appels interjetés par le Civen contre les décisions qu'on a obtenues sont en train d'être retirés. C'est la première conséquence que j'ai vue. Maintenant, il faut qu'on envisage les suites à donner à cette décision. Il faut relancer des personnes qui n'y croient plus. Ça concerne quand même une centaine de dossiers polynésiens rejetés.”
 
On se retrouve avec une situation particulière avec un traitement différent pour les demandes d'indemnisations déposées avant et après l'amendement Tetuanui de décembre 2018 ?

“Fixer des règles différentes avant telle date ou après telle date, c'est aberrant. Mais c'est significatif de la volonté de l'État d'optimiser les fonds publics. Parce que c'est important de constater qu'il y a bien deux volontés dissonantes. On ne peut pas vouloir indemniser et vouloir optimiser les fonds publics. Le problème, c'est que ça oblige les ayants droit à aller devant les juridictions.”
 
Le Civen met tout de même en avant de meilleures statistiques en termes d'indemnisations ces dernières années ?

“C'est toujours pareil. Quand vous avez dix enfants et que vous leur donnez un bonbon, c'est peu. Quand plus tard, vous leur donner deux bonbons, c'est deux fois plus. Mais c'est toujours peu… Ce qu'il faut regarder, c'est le stock du Civen, les décisions rendues, les appels interjetés par le Civen. Tout ça démontre qu'ils sont là pour optimiser les fonds publics et pas pour indemniser. Parce que quelle que soit la limite qu'on prendra, que ce soit le risque négligeable, que ce soit seuil minimum d'exposition, ce sera toujours contraire à l'intérêt des victimes. Résultat, même si aujourd'hui la charge de la preuve est renversée, c'est un combat incessant.”
 
 

Rédigé par Antoine Samoyeau le Lundi 28 Février 2022 à 20:27 | Lu 2648 fois