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Un livre pour aider à “tourner la page” du nucléaire


Tahiti, le 29 novembre 2022 – La direction des applications nucléaires du Commissariat à l'énergie atomique a présenté mardi son ouvrage “Les essais nucléaires en Polynésie française : Pourquoi, comment et avec quelles conséquences ?”. Un travail issu de la déclassification des archives sur les essais nucléaires, pour un "ouvrage institutionnel" surtout destiné à démontrer la volonté de transparence de l'État.
 
Ce n'est ni un pavé, ni encore moins un pavé dans la mare. “Les essais nucléaires en Polynésie française : Pourquoi, comment et avec quelles conséquences ?” est un livre au format carré d'environ 140 pages, documenté et illustré de pages entières de photographies et d'archives déclassifiées. Particulièrement digeste et finalement presque succinct, l'ouvrage se veut “accessible à toutes les classes de la société” et “pas seulement à des scientifiques”, explique le directeur des applications militaires du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), Vincenzo Salvetti.
 
Évoqué par le haut-commissaire il y a quelques semaines, lors de la visite du Délégué à la sûreté nucléaire en Polynésie française, ce livre est une des “suites directes” de la table ronde sur le nucléaire Reko Tika voulue par le Président Emmanuel Macron en 2021. “Il y a une véritable volonté de la part de l'État de faire de la transparence sur ce dossier”, a insisté Éric Spitz, qui place cet ouvrage dans la continuité des actions entreprises depuis un peu plus d'un an par l'État comme la mission de recueil des dossiers d'indemnisation aux Tuamotu, la déclassification des archives, la dépollution des sites, l'indemnisation de la CPS ou encore le centre de mémoire… La formule est répétée à l'envie : Il faudra “tourner la page” du nucléaire. Ce livre devra y participer, mais la tâche ne sera pas aisée. “Il y aura toujours un dialogue, au moins pendant encore une génération, à entretenir”, estime le représentant de l'État.
 
Transparence
 
À l'origine de la rédaction de ce livre, sous la houlette de son historien Dominique Mongin, la "Dam" (Direction des applications militaires du CEA) assume avoir réalisé un “ouvrage institutionnel”. L'écriture se veut d'une objectivité absolue, toujours sourcée ou documentée et très rarement commentée. Reste que les critiques liées à l'origine d'un ouvrage réalisé par l'État français sur ses propres essais nucléaires ne manqueront pas. “Bien entendu. Quoi que l'on fasse, nous aurons de toutes façons en face de nous des détracteurs qui nous diront que nous n'avons pas encore été assez loin”, évacue le directeur de la Dam, Vincenzo Salvetti. Mais le livre aborde tout de même en détails, avec une forme de neutralité parfois assez déroutante, les six essais aux “retombées supérieures à ce qui était attendu”, les critères exacts de choix du site des essais en Polynésie française ou encore la nécessité des réaliser ces essais pour une question de “crédibilité politique”… À l'inverse, il modère également certaines conséquences des retombées non maîtrisées et détaille les mesures de protection mises en place sur les sites.
 
“Il ne faut pas se voiler la face”, estime Vincenzo Salvetti en reprenant la phrase prononcée la première fois par le Président François Hollande. “Oui, les essais nucléaires ont entraîné des bouleversements sociaux, économiques, culturels, sanitaires et environnementaux pour les Polynésiens.” Mais dans le même temps, le directeur des applications militaires du CEA affirme que les deux objectifs du livre sont à la fois de “poursuivre et amplifier le travail de transparence” et aussi de “reconnaître et rappeler la contribution de la Polynésie française à la dissuasion nucléaire”. Une façon pour le haut-fonctionnaire de “remettre en perspective l'histoire du nucléaire”.
 
Diffusion
 
Pour l'heure, 1 000 exemplaires du livre sont arrivés en Polynésie et 4 000 autres doivent suivre dans les jours à venir. Le livre sera ensuite publié sur internet pour être mis à disposition en libre diffusion. Le directeur des applications militaires du CEA, son adjoint, l'historien Dominique Mongin, ainsi que le chef de projet environnement au CEA ont déjà rencontré les autorités locales lundi. Outre la presse, la journée de mardi était consacrée à une rencontre avec les enseignants l'après-midi. Et enfin, la délégation doit rencontrer les associations de victimes des essais nucléaires mercredi. Sauf qu'une seule d'entre elles, la moins représentative qui plus est, avait répondu à l'invitation mardi matin. Morurua e tatou et l'Association 193 n'avaient pas confirmé leur présence. “Je pense qu'au XXIe siècle, l'obscurantisme n'a plus sa place. On ne peut pas contester des données scientifiquement établies”, répond Vincenzo Salvetti à cette absence.
 

​Vincenzo Salvetti, directeur des applications militaires du CEA : “Nous avons les faits”

Dans ce livre, on sent une volonté d'aller vers une neutralité quasi-absolue en s'appuyant systématiquement sur les archives déclassifiées comme preuves de ce qui est avancé. C'était votre démarche ?

“On aurait pu le faire sans parler des archives déclassifiées. On l'a fait pour apporter un crédit supplémentaire. C’est-à-dire en disant : On vous dit des choses et voilà ce qui est écrit dans les documents officiels qui n'étaient pas accessibles au public. Ce faisant, ça en fait un livre –avec des illustrations et des photos– beaucoup plus léger à lire qu'un livre où il n'y aurait que de la rédaction. C'était bien ça l'objectif.”
 
Vous ne craignez pas, néanmoins, de tomber dans la critique du manque d'objectivité dans la mesure où ce livre est écrit par les institutions qui ont fait les essais nucléaires ?

“Bien entendu. Quoi que l'on fasse, nous aurons de toutes façons en face de nous des détracteurs qui nous diront que nous n'avons pas encore été assez loin. Les chiffres sont auditables. Tout ce qui a été publié est auditable. Je pense que dans des affaires comme celles-là, notre plus belle victoire, c'est lorsqu'il y a un mois de cela, le délégué à la sûreté nucléaire des installations de défense, François Bugaut, s'est rendu aux Gambier et à Tureia. Et ce qui nous a été remonté, c'est que les populations commencent à dire : c'est bon, on a compris, les essais sont derrière nous, tournons-nous vers l'avenir, développez nos territoires. Je pense que la plus belle réponse à nos détracteurs, c'est celle-là. Nous n'arriverons pas les convaincre, mais quand la population commence à dire qu'elle a compris et qu'elle veut passer à autre chose et aller de l'avant, c'est là qu'on aura gagné.”
 
L'ouvrage fait référence aux travaux de Disclose et du livre Toxique. Vous n'y répondez pas par une nouvelle étude, mais par le maintien des calculs faits en 2006 ?

“Vous savez, à un moment donné, quand on est scientifique, les faits sont têtus. On ne peut pas distordre les faits pour démontrer ce qu'on a envie de démontrer. Nous avons les faits. Et nous démontrons ce qui est scientifiquement démontré. Mais une fois de plus, notre objectif n'était pas de démonter Toxique ou de répondre à Toxique. Il n'y a pas de réponse à apporter à Toxique. Ce sont des gens avec lesquels nous ne sommes pas sur le même terrain. Nous les avons cités dans le livre, parce que ça fait quand même du bruit en Polynésie française. En métropole beaucoup moins. Ce n'était pas anormal qu'on en parle.”
 
Vous voulez dire que vous n'avez pas le même biais de travail ?

“On ne peut pas dire que leur truc n'est pas scientifique, puisqu'ils parlent par exemple d'un code de transport qui a permis de démontrer un certain nombre de choses. La seule chose que l'on dit, c'est qu'un code de transport peut être utilisé pour faire du prévisionnel. Mais à partir du moment où on a les vraies mesures au sol de radioactivité observée lors du passage du nuage, il faut utiliser ça. Il ne faut pas utiliser un code. Les mesures sont là.”
 

​Dominique Mongin, historien et auteur : "Il y a encore à faire à mesure que les archives s'ouvrent"

Du point de vue d'un historien, qu'est-ce qui reste à découvrir sur le nucléaire en Polynésie française ?
 
"Sur le processus décisionnel, je pense qu'on a beaucoup fait avancer la recherche. Maintenant, je pense que ce qui reste à faire, c'est qu'au fur et à mesure que les archives sont déclassifiées et ouvertes aux chercheurs, on puisse les exploiter et voir s'il y a des éléments nouveaux. Là, concrètement, on avance dans le temps. Vous savez que la limite des archives classées, c'est 50 ans. Sauf pour les archives qui ont un risque de prolifération. Mais sinon, depuis la réglementation de l'été dernier, tout document d'archive secret est automatiquement déclassifié au bout de 50 ans. Donc, il y a encore beaucoup à faire à mesure que les archives s'ouvrent."
 
Vous le citez largement dans votre ouvrage, pourquoi ne pas avoir intégré Jean-Marc Regnault à la rédaction de ce livre ?
 
"Pour moi Jean-Marc Regnault est un grand historien qui a eu un rôle pionnier dans l'histoire des essais nucléaires. Cet ouvrage est un ouvrage institutionnel du CEA. Donc, c'était délicat de demander à un universitaire qui n'est pas membre du CEA d'y participer. Je ne suis pas sûr qu'il aurait accepté. Cela dit, je n'exclus pas qu'à l'avenir nous puissions travailler ensemble. J'ai fait des propositions à Jean-Marc Regnault en ce sens et nous avons une relation de confiance. Nous ne nous connaissions pas beaucoup avant. J'avais lu ses ouvrages qui, pour moi, sont une référence. Et nous avons prévu de travailler ensemble dans les prochaines semaines."
 

​Éric Spitz, haut-commissaire : “Il y aura toujours un dialogue à entretenir”

La sortie de cet ouvrage s'inscrit dans une démarche de transparence voulue par l'État depuis la table ronde Reko Tika, mais aussi dans une série de mesures concrètes ?

“Depuis le mois de juillet, de nombreuses mesures concrètes ont été prises et la plupart des engagements du Président de la République en juillet 2021 ont été respectés. Nous avons créé une mission “Aller vers” qui a quasiment récolté autant de dossiers d'indemnisations qu'au cours des dix dernières années. L'État a donné un lieu au centre de Papeete pour en faire un Centre de mémoire. Les négociations ont avancé avec la CPS pour le remboursement de la prise en charge des cancers. Des îles ont été dépolluées et la dépollution est encore en cours à Hao. Et surtout 99,95% des dossiers classés secret défense ont été déclassifiés et c'est à partir de ces dossiers que ce livre a été réalisé.”
 
Vous avez beaucoup insisté, depuis votre prise de fonction, sur le fait qu'il ressort de vos premières visites de terrain que les mentalités semblent avoir évolué en Polynésie sur le dossier du nucléaire ?

“Oui. Des entretiens que j'ai eu avec la population de Rikitea et d'autres atolls des Gambier, il ressort que c'est un sujet qu'il faut traiter mais que maintenant la population souhaite aussi passer à autre chose. Aux soucis du quotidien, au ravitaillement, à l'emploi, au logement, à la gestion des déchets, de l'assainissement ou de l'eau potable… C'est ce que m'ont dit les tāvana en tous cas. Et nous avons aussi et surtout envie, nous, de traiter maintenant de ces sujets-là. Des sujets de la vie au quotidien.”
 
Du point de vue de l'État, vous pensez que “tourner la page” du nucléaire passera par ce type de travail long et continue de transparence et de communication ou qu'il y a un moment où ces actions de l'État vont s'arrêter ?

“Non, il y aura toujours un dialogue, au moins pendant encore une génération, à entretenir. Je mise beaucoup dans ce futur Centre de mémoire qui pourra être un lieu de consensus sur ce qui s'est fait par le passé, mais surtout pour voir comment on se projette dans l'avenir.”
 

Rédigé par Antoine Samoyeau le Mardi 29 Novembre 2022 à 20:51 | Lu 1738 fois