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Regnault et Al Wardi appellent à la révolution (des mentalités, au moins)


Regnault et Al Wardi appellent à la révolution (des mentalités, au moins)
C’est un ouvrage écrit à 4 mains, qui n’invite vraiment pas à l’optimisme. Dans Tahiti en crise durable, un lourd héritage, sorti au mois de décembre, Sémir Al Wardi, docteur en sciences politiques, et Jean-Marc Regnault , historien, dressent un sombre constat de la situation économique et sociale de notre collectivité d’Outre-mer. « Le livre est assez pessimiste », reconnaît l’historien Jean-Marc Regnault. « On pourra difficilement s’en sortir, sauf changement radical des mentalités ». Egoïsme, orgueil, passéisme, la Polynésie est-elle esclave de ses passions ? Qui l’aidera à analyser l’héritage des années CEP, pour passer à un autre modèle de société ? Faudra-t-il en passer par une révolution, un mot qui revient souvent dans la bouche de Jean-Marc Regnault? Nous avons posé ces questions mercredi matin à l'historien. Interview

Tahiti Infos : Vous avez apporté votre regard d’historien à cet ouvrage. Vous le dites, la situation actuelle découle des années CEP (centre d’expérimentation du Pacifique). Alors que ce constat est aujourd’hui communément admis, qu’est-ce qui empêche la Polynésie d’aller de l’avant ?

J.M. Regnault: Sémir Al Wardi et moi-même étions tous les deux convaincus que la situation actuelle découlait du passé. Dès l’arrivée du CEP, on a laissé mettre en place un système artificiel en Polynésie. Il est globalement admis que la classe politique actuelle en a largement profité. Mais quand j’entends Gaston Tong Sang dire aujourd’hui : "je ne suis pas passéiste, je regarde vers l’avenir", ma réaction est de dire : au contraire, il faut regarder le passé, l’analyser. Le problème, c’est que ces hommes ont été complices de ce système, donc le critiquer, c’est se critiquer eux-même. Cette économie artificielle dont nous avons hérité est aujourd’hui notre principal handicap. On peut même dire que c’est la richesse de la Polynésie qui fait sa pauvreté.

Votre livre est pessimiste. La sortie de crise n’est pas pour bientôt ?

On pourra difficilement s’en sortir, sauf s’il y a un changement radical des mentalités. Il faudrait à la Polynésie une "nuit du 4 août". Le 4 août 1789, l’assemblée constituante décidait de l’abolition des droits seigneuriaux. En Polynésie, l’intelligence de la classe aisée serait de consentir à perdre une partie de ce qu’elle a. C’est pour elle la solution sine qua non pour ne pas tout perdre.

Vous souhaitez donc une révolution à la Polynésie française ? avec toute la violence que cela implique ?

Oscar Temaru a toujours été un non-violent, et je crois qu’il l’est encore. Le problème, c’est qu’il a beaucoup perdu de sa légitimité. Je me souviens d’une de ses déclarations adressées à la classe politique. Il avait dit : "Moi je peux me permettre de demander aux gens des sacrifices, mais pas vous." Mais il n’a pas su concrétiser. Aujourd’hui, tout le monde défend ses intérêts, son pré-carré.

Vous mettez beaucoup l’accent sur les mentalités. Ce sont elles qui corrompent la Polynésie ? Lesquelles vous semblent les plus néfastes ?

Je remarque tout d’abord beaucoup d’égoïsme dans un pays où la solidarité est censée être une valeur profondément ancrée. Il y aussi une forme d’orgueil typiquement polynésien. Parce qu’on est polynésien, ou en Polynésie, on a droit à ceci ou cela. C’est valable pour les politiques, les fonctionnaires…

L’Etat est-il responsable ?

Oui, mais il ne veut pas reconnaître sa responsabilité. Et ce n’est pas le seul. Les communes non plus. Elles aussi ont laissé se développer le clientélisme, ont eu recours à des dépenses somptuaires. Contrairement à ce qu’on laisse dire aujourd’hui, les communes ont leur part de responsabilité, de par leurs pratiques, leurs dépenses… et l’Etat a laissé faire.
Le livre commence par une citation de Nicolas Sarkozy, extraite d’un discours donné en 2009 à la Martinique : "Le passé réparé, l’avenir préparé". C’est exactement ce qu’il fallait à la Polynésie. En réalité, le président n’a fait que nous traiter comme des incapables. En outre, l’Etat ne donne vraiment pas l’exemple : les dépenses de l’Elysée sont faramineuses. Et il ne nous assiste pas vraiment dans la réduction de notre train de vie. Pourquoi a-t-on renoncé à passer de 57 représentants à l'Assemblée à 45, comme il était prévu initialement dans le projet de loi organique de Marie-Luce Penchard?
En revanche, les coupes drastiques conseillées dans le rapport Bolliet ne tiennent pas compte du contexte local. Supprimer des emplois publics, c'est un problème en Polynésie, il n’y a pas de RSA (revenu de solidarité active ndlr). Qu'allons-nous faire de ces personnes?
En réalité, l’Etat ne comprend pas bien les problèmes locaux, et il est incapable de les régler. J’avais publié un article intitulé : La permanence des mesures à court terme de l’Etat. C’est valable pour la Polynésie en particulier, et pour l’Outre-mer en général : tout est fait dans un intérêt immédiat, le plus souvent électoraliste.
Par exemple, quand ont été créée les communes en 1971, c’était dans l’optique de départementaliser la Polynésie. Donc de centraliser. Quand Giscard arrive au pouvoir en 1974, il comprend qu’il est absurde de vouloir centraliser un territoire aussi éloigné de Paris, et se rend compte qu’il vaut mieux accorder l’autonomie : autrement dit, il décentralise. La Polynésie a hérité de ces réformes contradictoires. Voilà un exemple frappant de ces mesures à court terme. Le résultat a été un succès électoral pour la droite : Mitterrand n’a fait que 10% en Polynésie en 1981, alors qu’il était arrivé en tête en 1974. Mais pendant ce temps, personne ne s’est demandé comment développer l’économie polynésienne.

Si l'Etat est à ce point responsable des problèmes de la Polynésie, la solution est-elle l’indépendance ?

Le débat politique est faussé. On ne peut plus proposer aux gens de choisir entre l’autonomie et l’indépendance. Il faut demander à la population si elle souhaite préparer l’accession à l’indépendance, comme l'Etat l'a fait en Nouvelle-Calédonie.

Vous consacrez un chapitre entier à la vie quotidienne en Polynésie, et notamment aux embouteillages. Pourquoi ?

Cela a surpris certains, mais c’est essentiel pour comprendre ce pays. Comment peut-on lutter contre l’échec scolaire sans s’attaquer au problème de la circulation ? Beaucoup d’enfants se lèvent à 4, 5H du matin pour être en classe à 7H. Dans l’enseignement, on observe un autre phénomène curieux : le taux d’absentéisme des enseignants du primaire est le double de la métropole ! Cela nous revoit au problème des médecins qui délivrent trop d’arrêts, à la CPS qui ne contrôle pas assez… Et pour finir, au problème de la mentalité polynésienne, qui est au cœur de notre ouvrage.


Les auteurs seront en dédicace samedi matin, de 9H à midi, à la librairie Bookstore, au Centre Vaima.

le Mercredi 18 Janvier 2012 à 12:27 | Lu 3773 fois