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Rangiroa, l’escale mystérieuse du Grand requin-marteau


Tahiti, le 19 février 2021 - Malgré son statut d’espèce "en danger critique d'extinction", on connaît assez peu de choses sur le Grand requin-marteau. Ni sur les raisons de ses nombreuses allées et venues dans les passes de Rangiroa. Née en 2019 d’une initiative locale, l’association Mokarran Protection Society y travaille, avec le renfort désormais de l’expédition scientifique Gombessa menée par Laurent Ballesta.

Destination plongée célèbre pour l’observation du Grand requin-marteau, Rangiroa n’avait jamais été envisagée comme un "checkpoint" scientifique pour expliquer les nombreuses allées et venues de l’animal dans les passes de Tiputa et de Avatoru. Jusqu’à ce qu’une poignée de plongeurs, fascinés par ce grand seigneur des profondeurs, finissent par se poser la question. "Ce requin a vraisemblablement choisi Rangiroa comme point d’escale obligatoire au cours de son long voyage au cœur du Pacifique central" commente Jean-Marie Jeandel.

Ancien moniteur à Yaka plongée, il porte aux côtés de Florent Bersani et d’autres passionnés de l’animal, la création de l’association Mokarran Protection Society, consacrée à l’étude du Sphyrna mokarran, de son nom scientifique (*). De cet animal emblématique, on connaît finalement assez peu de choses, malgré son statut d'espèce "en danger critique d'extinction" depuis 2018. A ce jour, il n'existe aucune publication scientifique approfondie sur la présence de ce requin en Polynésie.

"On les voit rentrer et sortir dans le lagon, mais on ne sait pas pourquoi, on ne sait pas d’où ils viennent, ni où ils vont, résume Claire-Sophie Azam, biologiste marine de l’association. Comme toutes les espèces océaniques, on a très peu de données. Dès qu’ils partent des côtes, on ne sait pas ce qui leur arrive." Ce qui est sûr, c’est que l’animal finit trop souvent dans les cales des navires de pêche asiatiques pour ses ailerons. Des nageoires particulièrement prisées pour leur grande taille et leur forte teneur en fibres cartilagineuses. C’est d'ailleurs à partir de ces captures qu’on estime le déclin de leur population mondiale à environ 80% au cours des 70 dernières années.

Identification par photogrammétrie laser

"Ce taux de mortalité élevé, combiné à la maturité sexuelle tardive de l'espèce et au fait que les femelles ne se reproduisent qu'une fois tous les deux ans, ne fait qu'accentuer le risque d'extinction de l'espèce qui n'a pas le temps de se régénérer" met en garde l’association, dans son dossier de présentation. Bien que protégé dans nos eaux, le Grand requin-marteau reste donc extrêmement vulnérable en eaux internationales et étrangères. D’où l’intérêt de déterminer sa route, afin de le protéger sur l’ensemble de son terri­toire de migration.

"On partait de zéro, il fallait faire un état des lieux, c’était l’objectif de la première mission" rapporte Jean-Marie Jeandel, président de l’association. Fin 2019, Mokarran 1 - soutenue par la Manufacture de Haute Horlogerie Blancpain - commence ainsi par compter et identifier avec précision les individus qui empruntent les passes à l’aide de la photogrammétrie laser. Un curieux engin composé de deux lasers montés en parallèle de chaque côté d’une caméra, permettant de projeter une échelle de 30 centimètres sur l’animal.

"La vidéo et le traitement de l’image nous permet ensuite de déterminer la taille. Une technique utilisée sur d’autres espèces de requins", précise Claire-Sophie Azam. Et notamment aux Bahamas, mais pas dans les mêmes conditions. "À Rangiroa, c’est beaucoup plus compliqué, puisqu’on les observe par 50 mètres de fond, voire plus. La visibilité n’est pas toujours très bonne, la luminosité non plus, poursuit la biologiste marine. Et puisqu’on ne les attire pas avec du feeding, on les voit de beaucoup plus loin. En revanche, on observe des comportements naturels et surtout, on ne perturbe pas leur écologie."

En parallèle, l’équipe organise des séances d’information et met sur pied un réseau participatif au sein des clubs de plongée de l'atoll, dont les observations contribuent à alimenter la base de données de l'association.

Essentiellement des femelles

Des premières observations, il ressort que la plupart des spécimens qui passent par là sont des femelles. De quoi présumer la présence d’une zone de nurserie, ou de nourrissage. "L’idée, c’est de savoir ce que fait un Grand requin-marteau sur une journée à Rangiroa, sachant que les résultats de la première étude scientifique ont montré qu’ils n’étaient pas sédentaires" souligne la scientifique. "Sur 30 animaux, seuls un ou deux sont revenus à plusieurs reprises. Ce n’est donc pas un lieu où ils restent, mais un lieu de passage, on les voit rentrer et sortir du lagon, on sait qu’il se passe quelque chose, mais quoi ? Pour ça on va utiliser l’acoustique" renchérit Antonin Guilbert.

Biologiste marin au sein de l’expédition scientifique Gombessa de Laurent Ballesta depuis quinze ans, il a également intégré Mokarran en 2019. Une double casquette qui a permis d’envisager un projet commun aux deux entités : Taumata Roa. Objectif ? "Rattraper le retard qu’on a sur le Grand requin-marteau ici en Polynésie et plus largement dans le Pacifique central" résume le scientifique.

Réseau de capteurs acoustiques

Ainsi l’expédition s’appuie sur la connaissance du terrain et le réseau "humain" de Mokarran, basé à Rangiroa. "Gombessa effectue des missions ponctuelles, elle n’a pas vocation à rester en Polynésie" reprend Antonin. En revanche, l’expédition apporte à l’association son expertise technique et scientifique. "Si on veut étudier le Grand requin-marteau, il faut passer du temps à des profondeurs comprises entre 50 et 70 mètres, et là on rentre dans des plongées complexes où on n’est plus en circuit ouvert, mais où on plonge avec des recycleurs, pendant 4 à 5 heures, ce qui n’est pas à la portée de tout le monde" poursuit le biologiste marin.

Si les équipes de Gombessa ne sont pas spécialistes des requins-marteaux, leur réseau de scientifiques a largement contribué à la mise en œuvre du protocole scientifique de Taumata Roa. Ainsi en parallèle des travaux d’identification de Mokarran –renouvelés tous les ans pendant la haute saison de décembre à mars– l’expédition Gombessa, aujourd’hui en phase de repérage, interviendra notamment pour la pose de capteurs acoustiques.

Sans "feeding" et sans "smelling"

"Il va falloir marquer les requins d’un émetteur de la taille d’une pile à l’aide d’un puhipuhi, c’est une approche sur le terrain, en plongée, sans contraindre l’animal, c’est aussi un des défis de Gombessa" précise Antonin. Ce, sans "feeding" et sans "smelling", des méthodes interdites en Polynésie, sauf dérogation de la Direction de l'environnement (Diren).

Le déploiement d’une cinquantaine de balises réceptrices sur un réseau d’une quinzaine d’atolls des Tuamotu de l’Ouest, soit 24 passes, permettra de capter les radiofréquences des individus bagués. "On les poses là où ils ont été observés selon les données de l’observatoire des requins de Polynésie, mais à terme, si on obtient l’autorisation de la Diren et si ce réseau fonctionne bien, l’idée serait de le réajuster en fonction des premiers résultats et pourquoi pas de l’étendre" poursuit le biologiste marin.

Une fois installé, ce réseau acoustique a vocation à s’inscrire dans le temps. A condition d’être entretenu. "Pour ça, on va s’entourer de partenaires polynésiens qui vont faire vivre ce réseau" annonce le scientifique. De quoi servir à d’autres types d’études, pour le suivi d’autres espèces et d’échanger des données avec d’autres réseaux acoustiques à travers le monde. Un beau cadeau au service de la recherche en Polynésie.

*Du grecque sphyrna signifiant "marteau", et du nom arabe mokarran signifiant "grand"

Les trois grandes missions de Mokarran Protection Society

La Mokarran Protection Society vise à rassembler les ressources humaines et matérielles nécessaires pour mener trois grandes missions :

- Des études scientifiques permettant de contribuer activement à l’avancement de la recherche sur le Grand requin-marteau au niveau local et international ;

- La sensibilisation du grand public, avec une attention toute particulière prêtée à l’élaboration de programmes éducatifs à destination du jeune public polynésien ;

- La protection de cette espèce gravement menacée d’extinction, à travers notamment la mise en place de partenariats pleinement dédiés à la protection des océans et de la biodiversité marine.
 

Rédigé par Esther Cunéo le Vendredi 19 Février 2021 à 16:13 | Lu 5639 fois