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"Putain de folle, jette-toi!" : au Chili une loi pénalise l'incitation au suicide des femmes


Crédit GUILLERMO SALGADO / AFP
Crédit GUILLERMO SALGADO / AFP
Concepción, Chili | AFP | mercredi 06/03/2024 - Antonia Garros s'est jetée du 13e étage d'un immeuble du sud du Chili après avoir été une énième fois tabassée par son compagnon. Si le pays a depuis pénalisé "l'incitation au suicide féminin", il reste difficile de prouver les abus et préjudices psychologiques subis par les victimes.

Lorsque la jeune étudiante de 23 ans se défenestre, le 7 février 2017 dans la ville de Concepcion, deux policiers, arrivés sur place après avoir été alertés de la dispute, entendent les mots que vient de lui crier son compagnon : "Putain de folle, jette-toi!"

Il l'a "rendue malade", l'a éloignée de sa famille et de ses amis et l'a plongée dans les addictions, assure à l'AFP la mère de la jeune étudiante, Consuelo Hermosilla. 

"Il ne l'a pas poussée physiquement mais il l'a quand même poussée", estime-t-elle.

Le 13 octobre 2019, Antonia Barra, 21 ans, se pend dans sa maison de Temuco, dans le sud du pays également. Trois semaines plus tôt, l'étudiante avait été violée après une soirée en discothèque. En larmes, elle avait raconté ce qui lui était arrivé dans un message audio parvenu à son agresseur. Il s'en servira pour la menacer.

Les cas de ces deux étudiantes ont conduit à l'adoption en 2022 d'une loi qui pénalise "le suicide féminicide" et "l'incitation au suicide des femmes".

"Pas de solution" 

"La menace d'être exposée sur internet l'a brisée (...) elle ne voyait pas de solution", raconte à l'AFP son père, Alejandro Barra. 

Dans un Chili en pleine explosion sociale et marqué par l'émergence de collectifs féministes, le cas d'Antonia Barra suscite un grand émoi.

Le procès de son agresseur - condamné à 17 ans de prison - a été suivi par plus d'un million de personnes sur les réseaux sociaux.

Alejandro Barra a médiatisé le cas de sa fille et son combat devant la justice a abouti à la promulgation en décembre 2022 de la "loi Antonia", qui pénalise l'incitation au suicide des femmes avec des peines pouvant aller jusqu'à 10 ans d'emprisonnement.

Jusque-là, dans des affaires comme celle d'Antonia Barra, la justice ne punissait que le viol. 

La nouvelle législation allonge en outre le délai de prescription pour les crimes de violences sexuelles chez les adultes, qui passe de 5 à 10 ans. Elle interdit les interrogatoires humiliants ou dégradants des victimes et protège leurs données personnelles. 

"Avec cette loi, le pays a progressé vers une législation complète pour traiter et punir la violence contre les femmes, notamment en reconnaissant les graves conséquences que ce type de violence a sur la vie des victimes et le lien entre la santé mentale et la violence de genre", souligne auprès de l'AFP Antonia Orellana, ministre de la Femme et de l'Egalité des genres.

Le Réseau chilien contre la violence à l'égard des femmes a dénombré en 2023 deux suicides forcés de femmes et 48 féminicides.

"Violence de genre"

En avril, le Chili a également adopté une loi qui prévoit l'octroi de pensions aux enfants mineurs de mères victimes de féminicides ou poussées au suicide. À ce jour, 26 pensions de ce type ont été accordées dans le pays.

Les organisations de défense des droits des femmes se félicitent de l'instauration de cette loi, mais soulignent les difficultés de sa mise en oeuvre, notamment pour prouver les violences et les dommages psychologiques subis par les victimes.

"Cette loi est difficile à appliquer, car elle implique de reconnaître que les femmes se suicident à cause de la violence de genre, et souvent les fonctionnaires impliqués dans ces processus ne le comprennent pas", assure Priscila Gonzalez, membre du Réseau chilien contre la violence à l'égard des femmes. 

Ainsi l'année qui a suivi l'instauration de la loi, aucun cas n'a fait l'objet d'une enquête du ministère public. 

Deux mois avant de mettre fin à ses jours, Antonia Garros avait porté plainte pour agression. Son compagnon n'a pas été condamné car, ne vivant pas avec elle, il n'a pas pu être poursuivi pour violence domestique. 

Pour "obtenir justice", la mère de l'étudiante a créé la "Fondation Antonia", qui se consacre au soutien des "survivantes" de violences domestiques.

"Ce qui m'intéresse, c'est qu'un garçon violent puisse dire : +Oui, je peux changer, je fais du mal à quelqu'un+, ou que les filles puissent s'en rendre compte et demander de l'aide", dit-elle.

le Vendredi 8 Mars 2024 à 05:10 | Lu 898 fois