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"Nous menons un combat face à l'indifférence"


Tahiti, le 20 mai 2022 – Quelques jours après la condamnation, aux assises, d'une personne sans abri à la peine de 16 ans de prison pour des coups mortels portés à sa compagne, elle aussi sans domicile fixe, le père Christophe revient sur l'histoire de l'accusé et dénonce une "indifférence inacceptable à l'égard des SDF dans un pays où tout le monde se connaît".

L'homme de 35 ans, condamné mercredi à 16 ans de prison, est une personne qui se trouvait, lors des faits, en grande précarité. Vous la connaissiez et vous vous en êtes occupé. Comment réagissez-vous à cette condamnation?

"Effectivement, c'est un homme que je connais depuis très longtemps puisque j'ai été curé à Napuka, dont il est originaire, durant plus de dix ans. Je l'ai connu alors qu'il n'était encore qu'un gamin. Je pense que cette condamnation est une bonne chose. Il risquait 30 ans, cela aurait été dur. Il fallait une peine suffisamment conséquente, aussi bien pour lui que pour les autres ou que pour la société. Il fallait une sanction qui soit marquante mais qui soit aussi empreinte d'une clémence juste. Seize ans, c'est un temps suffisamment long pour qu'il puisse travailler à sa réinsertion et être suivi sur le plan psychologique."
 
Quels sont les facteurs, selon vous, qui ont mené à ce drame? Vous avez connu l'accusé sur son île natale, Napuka ?
 
"C'est une accumulation de choses. L'accusé, ainsi que d'autres jeunes de Napuka, ont été marqués de manière dramatique par une série de morts inexpliquées sur l'île en 1999. Cela a créé un traumatisme collectif et la population n'a pas été prise en charge. Au-delà de l'enfance personnelle de l'accusé s'ajoute tout un tas de traumatismes. À l'époque où j'étais à Napuka, il n'y avait pas de drogue mais il régnait un alcoolisme terrible au point que certains, quand il n'y avait plus d'alcool, faisait chauffer de l'alcool à brûler. J'évoque l'alcool car l'accusé avait bu le soir des faits. Il y aussi la misère affective qui est celle qu'il a décrite lors de son procès. Le fait d'être ballotté durant son enfance avec des personnes qui n'ont pas pu lui transmettre de la tendresse. Indépendamment de son histoire particulière –c'est mon analyse et elle vaut ce qu'elle vaut– nous rencontrons ici une difficulté avec la langue. Certains jeunes ne la maîtrise pas assez pour pouvoir exprimer ce qu'ils ressentent. Il y a donc une pauvreté dans l'expression de l'affection qui crée aussi cette violence."
 
Lors de sa plaidoirie, l'avocat de l'accusé a intensément fustigé l'indifférence générale de la société à l'égard des personnes vivant dans la rue. Partagez-vous cette analyse ?
 
"Il y a trois mois, j'ai enterré un homme sans abri dont le corps était conservé à la morgue depuis un mois sans que personne ne se préoccupe de savoir où il était. Cela relève de l'indifférence générale ou de l'anonymisation qui augmente. Je parle de personnes qui n'existent plus pour personne. Lorsque des personnes viennent me voir pour avoir de l'aide, la première chose que je fais, c'est de retenir leur prénom. Lorsqu'elles reviennent une seconde fois et que nous les appelons par leur prénom, vous devriez voir leur visage. Elles existent. Nous sommes tellement préoccupés que l'on ne voit plus les autres."
 
Quels changements sociaux pourraient pallier cette indifférence ?
 
"Je pense qu'il faut qu'il y ait davantage de personnes qui nous réveillent, qui nous le redisent sans cesse. À chaque fois qu'une personne sans abri meurt dans la rue, on devrait faire un article et mettre sa photo. Juste pour dire qui elle était. Il faut aussi un travail dans les familles, dans les quartiers. Lorsque l'on est dans la misère, il y a déjà tellement d'énergie à trouver pour s'occuper de soi que pour certaines personnes, approcher une administration, c'est une montagne."
 
Tout est une question de survie quotidienne pour les personnes sans abri. En quoi cette notion de survie quotidienne influe-t-elle sur les relations humaines ?
 
"Cette question de survie quotidienne créé des relations de tension et provoque un repli sur soi au point que certains sombrent dans des pathologies. Nous voyons les gens se dégrader dans l'expression, dans le parler, dans l'apparence physique. Il y a des gens qui passent leurs journées sans ne jamais parler à personne. Nous menons un combat face à l'indifférence qui me semble inacceptable dans un petit pays où tout le monde se connaît, ou tout le monde se gargarise d'être parent ou feti'i. Ici, les gens sont très généreux, il n'y a pas de souci. On se gargarise d'être accueillant –ce n'est pas faux– mais cela ne fait pas une communauté pour autant. Nous sommes très individualistes. On parle toujours du communautarisme mais c'est une communauté de nécessité et non de valeur telle que l'Évangile l'annonce."
 

Rédigé par Garance Colbert le Dimanche 22 Mai 2022 à 20:48 | Lu 2135 fois