Tahiti Infos

Les historiens interrogent leur légitimité


Tahiti, le 18 mars 2022 – Une conférence portant sur le thème de la recherche en histoire s'est tenue jeudi soir à la bibliothèque de la Maison de la culture. Les conférenciers se sont interrogés sur la pertinence de considérer l'origine des historiens lorsque leurs travaux portent sur un pays dont ils ne sont pas natifs, particulièrement dans le contexte polynésien.
 
"Faut-il être natif d'un pays pour en écrire l'histoire ?" Cette question était au cœur de la conférence, organisée par l'historien Jean-Marc Regnault et l'association Taparau, qui s'est déroulée jeudi soir à la bibliothèque de la Maison de la culture. Quatre intervenants se sont succédé pour tenter d' apporter des pistes de réponse : Véronique Larcade, maître de conférence en histoire à l'UPF, Philip Schyle, homme politique et ancien professeur d'histoire, Jean-marc Regnault, historien, auteur notamment de livres sur les essais nucléaires et sur Pouvana'a a Oopa et Annick Pouira-Lombardini, ancienne directrice de l'enseignement protestant, auteure d'une thèse sur le protestantisme en Polynésie.
 
Les interventions ont été suivies d'un échange avec le public, trop nombreux pour la petite salle, malgré la grève, qui a rassemblé plus de 1 300 personnes jeudi, et à la surprise des organisateurs. La question avait de quoi intriguer, surtout quand Jean-Marc Regnault la reformule dans le cadre de son expérience personnelle : il y a-t-il une légitimité, lorsqu'on est un historien issu de la puissance coloniale, à travailler sur l'histoire d'une colonie ou ex-colonie ? Annick Pouira-Lombardini se définit, elle, comme "historienne et native, mais pas comme historienne native" car, explique-t-elle, "un historien ne devrait pas avoir besoin de qualificatif".
 
Rigueur et humilité
 
Ainsi, la première réponse est méthodologique et les participants rappellent unanimement que l'histoire, en tant que discipline académique, implique cadre de recherche rigoureux et précis. Tout passe par l'analyse des documents, qu'ils soient écrits ou oraux, chantés ou dessinés, précise Jean-Marc Regnault. Il faut savoir écouter rigoureusement ce qu'ils ont à dire, les analyser, les contextualiser, les mettre en rapport… Sans cela, pas d'objectivité possible.
 
Cependant, souligne Annick Pouira-Lombardini, l'histoire est plurielle et cette objectivité est un horizon vers lequel tendre, un idéal. L'humilité est nécessaire à l'historien, tous s'accordent sur ce point.
 
Un historien est toujours un étranger
 
Pour Véronique Larcarde, le travail d'historien est forcément un travail en décalage, dans le temps, naturellement, mais aussi dans l'espace et dans l'identité culturel. Evoquant le travail de l'historien originaire d'Inde, Sanjay Subrahmanyam, via son livre Comment être un étranger (2013), elle retourne la question : "Peut-on être autre chose qu'un étranger pour faire de l'histoire ?"  La vie d'un étranger montre en creux les structures de la société qui l'accueille, rappelle-t-elle, un historien se met alors de lui-même en position d'étranger, c'est une posture déontologique nécessaire.
 
Mais il existe en Polynésie, comme dans d'autres endroits marqués par la colonisation, un rejet du discours historique académique s'il est assimilé à la puissance dominatrice et son cortège de spoliations et de manipulations. Une certaine crainte de la dépossession de la parole transparaît d'ailleurs dans les interventions du public.
 
Les conférenciers reconnaissent ainsi les difficultés que les études historiques rencontrent lorsqu'elles abordent certains thèmes et considèrent légitimes les revendications liées à la reconnaissance des souffrances subies. Disqualifier d'office l'histoire par un amalgame paraît cependant "stérile" à Annick Pouira-Lombardini. De plus, rappelle Veronique Larcade, l'histoire n'appartient pas à l'historien, elle est au service des communautés humaines, elle participe à la construction des identités. L'histoire est un travail collectif, assure-t-elle.
 
De la nécessité d'une historiographie native
 
Tous s'accordent également sur le souhait de voir se développer une historiographie native, car si la méthodologie de la recherche en histoire doit transcender la question des origines culturelles du chercheur, ce n'est pas forcément le cas des champs de recherche. Annick Pouira-Lombardini trace un parallèle avec l'arrivée des femmes dans la discipline qui était, jusqu'aux années 1970, une affaire "d'hommes qui étudient les hommes". L'émergence des historiennes a ensuite permis une ouverture à des objets et des outils de recherche qui étaient complètement laissés de côtés jusque-là, sans qu'elles se cantonnent à "l'étude de l'histoire des femmes par les femmes".
 
Dans le même ordre d'idée, l'émergence d'historiens polynésiens permettrait un renouvellement des champs d'études et des regards portés sur eux. Sans les cantonner à la seule Polynésie pour autant. "Il faut connaître l'histoire des autres pour comprendre la sienne", explique Jean-Marc Regnault. "Un historien se doit de maîtriser les langues des documents qu'il étudie", ajoute Veronique Larcade. "Une langue, c'est de l'histoire". Annick Pouira-Lombardini insiste cependant sur les écueils qui attendent les historiens natifs travaillant sur l'histoire polynésienne : les efforts nécessaires à la distanciation sont plus grands et les pressions sociales "inhérentes à l'insularité" sont plus fortes. Ils doivent aussi faire particulièrement attention à ne pas se mettre au service d'un patriotisme local.
 
Le danger de manipulation politique
 
Car, pour les conférenciers, il convient de se méfier de l'appropriation politique de l'histoire. C'est parce que l'histoire est un vecteur important de construction identitaire que les politiciens tentent de la manipuler. Ainsi, ayant pris pour exemple les "contre-vérités" d'Eric Zemmour sur le régime de Vichy, Jean-Marc Regnault rappelle que, sans recherche historique, on laisse produire des idées fausses sur le passé.
 
Veronique Larcade insiste sur le fait que l'histoire est aussi faite de douleurs et de crimes, et qu'il est nécessaire de la regarder comme elle est. Annick Pouira-Lombardini résume : "L'histoire ne gagne rien à être ethnicisée ou nationalisée". Elle évoque ensuite la figure de l'historien Pierre Vidal-Nacquet qui se définissait comme "un homme passionné qui s'engage, doublé d'un historien qui le surveille de près".

Veronique Larcade, maître de conférence en histoire, Université de la Polynésie française : "Il y a une nécessité, pour les historiens, de travailler autrement"
 
En quoi la question au cœur de la conférence "Faut-il être natif d'un pays pour en écrire l'histoire", est-elle légitime ?
 
"Je pense que c'est une question que se posent tous ceux qui sont appelés à travailler sur le passé de la Polynésie ou même du cadre de la Polynésie française d'aujourd'hui. D'autres se sont posé la même question, pas uniquement dans le cadre de la Polynésie. Ce qui est en cause, c'est la légitimité et l'efficacité de ce qu'on peut faire en histoire. Ça implique du respect et de l'humilité. On a la conscience du fait qu'on ne peut pas prétendre à l'exhaustivité, ni à l'exactitude. […]. J'ai la conviction qu'aujourd'hui, faire de l'histoire, c'est travailler à plusieurs, avec la même exigence de vérité, ce qui permet de confronter des priorités différentes et de mettre face à face des mémoires. Travailler sur le passé, ce n'est pas faire de la mécanique. C'est appréhender tout ce qui fait en douleurs, en complexités, l'humanité. On a affaire à une question de fond qui mérite de dépasser la passion militante, ou le champ politique. Il y a un enjeu quasi-philosophique : créer un dialogue à l'échelle de l'humanité. Si on dit que, parce qu'on n'est pas originaire d'une société, on ne peut pas en parler, il y a alors un cloisonnement de l'humanité qui fait qu'on ne peut plus dialoguer."

Vos recherches portent sur la Polynésie au moment du contact, vous constatez un manque d'écrits autochtones en histoire ?


"Tout à fait. J'estimerai que j'aurai bien fait ma carrière d'enseignante si je peux laisser ma place à des historiens qui auraient été formés ici. Le problème c'est que les étudiants qui ont fait un cursus complet et qui se retrouvent dans l'enseignement secondaire ont beaucoup de mal à se dégager de leur charge d'enseignement pour pouvoir consacrer du temps à un travail de recherche. On peut souhaiter que, dans les années qui viennent, il y ait des possibilités d'aménagement de service qui pourraient aider à faire émerger des jeunes chercheurs […]. Mais il est éminemment regrettable qu'il n'y ait pas davantage de gens originaires de Polynésie qui se lancent dans des travaux universitaires et poursuivent une carrière dans la recherche. Nous en avons besoin."

S'il n'y a pas d'historiens autochtones, comment mettre en place un "dialogue" ?
 
"Il y a une nécessité pour les historiens de travailler autrement. De ne pas travailler en bibliothèque de façon solitaire, mais de travailler collectivement. On peut prendre pour exemple ce qui a été fait sur la révolte Kanak de 1917, par un historien de Nouvelle-Zélande, un anthropologue de l'EHESS et un enseignant de Paicî, une langue kanak, [Les sanglots de l'aigle de pierre, par Muckle, Bensa et Kacué Goromoedo, 2015, ndlr] en accompagnant le texte académique de CD qui permet de rendre compte de la tradition orale. C'est un ouvrage pionnier d'une autre approche, d'une autre façon d'écrire l'histoire."

Rédigé par Antoine Launey le Lundi 21 Mars 2022 à 09:55 | Lu 1583 fois