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Le procès d'un “massacre” de tortues à Manuae


 
Tahiti, le 2 septembre 2022 – Le tribunal correctionnel a jugé vendredi quatre braconniers pour une véritable campagne de pêche à la tortue –particulièrement sanglante– menée en novembre 2019 à Manuae. Le parquet a estimé qu'il fallait désormais passer à des peines de prison ferme sur ce sujet. Délibéré le 15 septembre.
 
“Un véritable massacre.” Vendredi matin, le président du tribunal correctionnel, Thierry Fragnoli, n'a pas mâché ses mots à l'évocation d'un dossier que l'on ne s'attendait pas à découvrir lors d'une simple audience de juge unique. À la barre, quatre prévenus âgés de 22 à 44 ans étaient poursuivis pour un braconnage de tortues peu ordinaire et d'une ampleur rarement égalée au fenua. Et preuve de l'importance de l'affaire, le parquet n'a pas hésité à requérir des peines de prison ferme contre les trafiquants. Des “réquisitions sévères”, a concédé la représentante du ministère public, Hélène Geiger, mais destinées à “marquer que pour ce type d'atteintes à l'environnement, nous avons mis la barre à la hauteur de l'enjeu”.
 
Trainées de sang
 
L'affaire avait été découverte le 21 novembre 2019, lors d'un vol de surveillance d'un avion des Forces armées de la Polynésie française au-dessus de l'atoll de Mopelia à l'extrême ouest de l'archipel de la Société. En approchant de l'atoll, l'équipage de l'armée avait repéré et pris en photo une scène sanglante dans laquelle une quinzaine de personnes s'affairaient à découper au moins autant de tortues sur une plage. Plusieurs navires se trouvaient à proximité au mouillage, des carapaces et des glacières étaient étalées sur la plage, mais surtout de longues traînées de sang bien visibles s'étendaient à la fois sur le sable et dans la mer… “Ça devait être un carnage sans nom”, a laissé échapper le président du tribunal lors de sa synthèse de la procédure, en début d'audience.
 
L'avion des Forces armées avait ensuite refait un passage, mais pour constater qu'il n'y avait “plus personne sur la plage”. Les carapaces de tortues et les glacières avaient été cachées sous de grandes palmes de cocotiers, mais les traces de sang étaient encore largement visibles depuis les airs. L'avion de l'armée avait également pu identifier les immatriculations de trois des navires présents, un bonitier et deux poti marara. Une enquête avait ensuite permis de retrouver les propriétaires des navires, originaires de l'île de Tahiti, puis de les entendre et de mettre en cause cinq pêcheurs suspects.
 
Des cigarettes contre des tortues
 
Vendredi matin, quatre de ces pêcheurs étaient renvoyés à la barre du tribunal. Le cinquième s'étant dépêché de quitter le territoire pour la métropole, il sera convoqué et jugé ultérieurement. “Je ne vous cache pas que les versions données en garde à vue, ça a été du grand n'importe quoi”, a démarré le président de l'audience, habituellement affecté à l'instruction des dossiers pénaux. “J'attends de vous aujourd'hui une certaine franchise. Que chacun prenne ses responsabilités.” Et près de trois ans après les faits, les quatre hommes se sont globalement exécutés. L'un d'entre eux s'est rapidement présenté comme l'instigateur du projet. “Je voulais manger de la viande de tortue, parce que j'aime ça”, s'est-il expliqué. Mais avec une vingtaine de tortues vertes braconnées représentant près de 350 kg de chair animale, l'homme n'a pas caché longtemps qu'il destinait surtout sa pêche à la revente sur Raiatea ou Tahiti. “Je connaissais des gens à Mopelia. On a décidé de fixer une date. On a rempli les bateaux. On a pris de la nourriture et on est parti.”
 
Mais surtout, c'est l'organisation et le déroulement de cette véritable campagne de braconnage qui font la particularité du dossier. Depuis Tahiti, les pêcheurs ont rallié Raiatea pour faire le plein, avant de mettre le cap sur Mopelia où ils ont littéralement recruté des habitants de l'atoll en contrepartie de denrées alimentaires. Des pâtes, du riz et du sucre ont été échangés contre une main-d'œuvre visiblement assez habituée à la pêche à la tortue. Après une nuit passée à Mopelia, les pêcheurs se sont rendus sur l'atoll voisin de Manuae pour y capturer une vingtaine de tortues. “Là-bas, il y avait des gens sur le récif qui voulaient échanger de la tortue avec des cigarettes”, raconte même le principal prévenu. Les animaux ont ensuite été ramenés sur Mopelia pour y être découpés, dépecés et conditionnés dans des sacs… Et c'est là qu'en apercevant l'avion de l'armée, les pêcheurs et habitants ont pris peur, se sont débarrassés de l'intégralité des tortues et sont rentrés à Tahiti.
 
À la barre vendredi, les trois autres prévenus jugés par le tribunal ont globalement confirmé cette version de l'expédition. Même s'ils ont affirmé qu'ils ne savaient pas qu'ils allaient pêcher des tortues avant de prendre la mer au départ de Tahiti. “Je suis juste venu faire une campagne de pêche”, a expliqué le propriétaire d'un des poti marara. “Je croyais qu'on allait à Fakarava”, s'est défendu le plus jeune, simple matelot sur le bonitier. Une fois sur place en revanche, les trois prévenus ont reconnu avoir participé à la pêche, au transport ou encore au dépeçage des tortues. “Vous saviez que c'était interdit. Vous aviez le choix de refuser une fois sur place”, leur fera remarquer la procureure lors de ses réquisitions.
 
“Exemple” et “hypocrisie”
 
Également présente à l'audience, la représentante de la Polynésie française est intervenue pour annoncer la constitution de partie civile du Pays dans ce dossier. Le territoire s'est doté d'un arsenal juridique très répressif contre le braconnage de tortues et ambitionne de faire de la Polynésie un “sanctuaire” pour la protection des animaux marins protégés. La juriste du Pays a notamment expliqué que les tortues étaient en pleine période de reproduction au moment du braconnage et que le choix de Manuae ne s'était pas fait par hasard : “C'est une réserve naturelle classée par arrêté pour que les tortues puissent tranquillement nidifier”. La représentante du Pays a d'ailleurs demandé 15 millions de Fcfp de dommages et intérêt au nom de la Polynésie française.
 
On l'a souligné, le parquet a souhaité insister sur la gravité de ce dossier, mais aussi sur un changement de politique pénale sur la pêche à la tortue. La procureure a annoncé la fin de la pédagogie avec les peines de sursis jusqu'ici prononcées, et le début d'une répression plus forte en requérant 18 mois de prison ferme pour le principal pêcheur et 12 mois ferme pour les trois autres. “Il faut qu'on commence à comprendre l'importance de ce qu'on veut protéger”, a insisté la parquetière. Les avocats de la défense, de leur côté, ont regretté que cette affaire ait été choisie “pour faire un exemple”. Ils ont également souligné une certaine “hypocrisie” sur le sujet, en évoquant notamment l'exemple d'élus de l'assemblée ayant annoncé ouvertement avoir déjà consommé de la viande de tortue… Le tribunal a mis l'affaire en délibéré. Il se prononcera le 15 septembre prochain.
 

Rédigé par Antoine Samoyeau le Lundi 5 Septembre 2022 à 17:00 | Lu 3525 fois