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Le "malentendu linguistique", une atteinte à la dignité des détenus


Tahiti, le 28 avril 2022 - Au premier jour du colloque dédié à la "dignité des détenus dans les prisons des Outre-mer à la lumière de l'expérience polynésienne" organisé par l'UPF, l'anthropologue et universitaire, Marie Salaün, et le maître de conférence en linguistique, Jacques Vernaudon, sont intervenus pour aborder le thème du "malentendu linguistique et culturel comme atteinte à la dignité". Après s'être longuement entretenus avec des détenus polynésiens bilingues, ils assurent avoir constaté qu'il y a un déficit de compréhension quant au sens des peines. 

Le colloque consacré à la "dignité des détenus dans les prisons des Outre-mer à la lumière de l'expérience polynésienne" s'est ouvert jeudi matin au sein de l'université de Polynésie française pour deux jours. Parmi les nombreux domaines relatifs à cette question de la dignité des personnes détenues, l'anthropologue et universitaire, Marie Salaün, et le maître de conférence en linguistique à l'UPF, Jacques Vernaudon, ont rapporté et commenté, en début de matinée, les constats qu'ils avaient pu faire lors d'une enquête menée en 2019 quand ils s'étaient entretenus avec des détenus polynésiens.
 
Telle que l'a expliqué Marie Salaün, cette enquête avait été réalisée en réponse à une recherche d'actions commanditée par l'administration pénitentiaire à propos de la pertinence d'une prise en charge spécifique pour les populations autochtones mā'ohi en Polynésie française et kanak en Nouvelle-Calédonie alors que deux nouveaux centres de détention allaient être ouverts sur les deux territoires. "Il y avait cette idée qu'il fallait produire quelque chose de qualitatif, quelque chose de plus fin qui soit au-delà des statistiques sur les personnes placées sous main de justice et sur leurs attentes. Il y avait une volonté d'enquêter à laquelle nous avons répondu en constituant une équipe pluridisciplinaire composée de chercheurs, linguistes, anthropologues, criminologues psychologues."
 
"Entretiens fouillés"
 
Pour réaliser cette enquête en 2019, les deux universitaires ont eu des "entretiens fouillés" avec des détenus qu'ils ont rencontrés deux fois chacun. Marie Salaün précise : "Nous ne les avons pas choisis, nous voulions juste des profils divers. Nous leur donnions la possibilité d'interagir en français ou en tahitien. C'est eux qui choisissaient, et ce choix s'est révélé extrêmement payant."
 
Sur tous les détenus, "92 %" d'entre eux se sont déclarés bilingue français – langue polynésienne (principalement langue tahitienne). Comme l'explique Jacques Vernaudon, les deux universitaires ont constaté que les détenus préféraient le tahitien dès qu'il s'agissait, notamment, d'exprimer des émotions : "Lorsque nous leur laissions la possibilité de choisir une autre langue, nous n'avions pas les mêmes attitudes selon les tranches d'âge. Nous avons constaté que certains étaient en insécurité linguistique. Ils n'étaient pas à l'aise en français et passaient rapidement au tahitien, notamment quand il s'agissait d'exprimer des choses plus vives sur le plan émotionnel."
 
Sens de la peine
 
Au terme de cette enquête et comme ils l'ont exposé jeudi matin, les deux universitaires ont constaté que le "malentendu linguistique" se reflétait dans la compréhension du sens de la peine. "L'idée n'est pas de tomber dans la caricature en disant que tout le monde doit parler tahitien, explique Jacques Vernaudon, le problème de fond est celui de la compréhension. Dans la conversation courante et les choses basiques, bien sûr que cela marche très bien soit en français, soit en tahitien. Mais la question que nous soulevons est celle de la compréhension du sens de la peine. Nous sommes convaincus qu'il y a un déficit de la compréhension à ce niveau-là. Cette semi-compréhension, ce malentendu, ne participent pas à la compréhension du sens de la peine."
 
Et cette "semi-compréhension" impacte aussi, selon Marie Salaün, la notion de prévention de la récidive : "Quand les gens ont du mal à comprendre le sens de leur peine, il est compliqué de travailler sur la récidive. De plus, on a l'impression de se retrouver face à des gens frustres alors qu'il s'agit en fait de difficultés à exprimer ce qu'ils ressentent profondément en français."
 
"Sentiment d'infériorité"
 
Pour l'avocat, Me Thibaut Millet, qui est également intervenu lors du colloque jeudi matin, "le décalage culturel qui s'exprime notamment au travers des différences de langue" peut participer à une atteinte à la dignité des détenus. "Cela commence très tôt et pose déjà un problème au stade de la procédure pénale lorsque certains propos sont mal interprétés et que les personnes n'intègrent pas forcément la règle ou l'enjeu." Selon l'avocat, c'est surtout pour la défense que ce problème se pose car il "peut être difficile pour un avocat qui ne parle que le français de défendre un détenu qui maîtrise mal cette langue". Cela pose une question qui peut s'adresser"aux avocats en général" et pas seulement à l'administration judiciaire. Concernant les personnes détenues, Me Millet rappelle qu'il y a du personnel bilingue "mais pas que", et que le dialogue entre les détenus et l'administration pénitentiaire ou le juge d'application des peines peut poser des difficultés. 
 
En matière d'atteinte à la dignité des détenus, l'avocat estime que cette barrière de la langue pose un réel problème qui affecte aussi la situation psychologique des détenus : "Il faut se mettre à la place d'un détenu qui parle essentiellement le tahitien et qui a du mal à comprendre le français. Si toutes les règles autour de lui sont signifiées dans une langue qu'il ne comprend pas ou bien qu'il comprend mal, cela génère un malaise, un mal-être, un sentiment d'infériorité et d'incompréhension qui peut participer à une atteinte à la dignité. Finalement, ce détenu sera dévalorisé et va se retrouver en position de mauvais élève car il ne maîtrise pas la langue française qui s'impose pourtant à lui dans le cadre de cette sphère pénitentiaire."
 
Le colloque s'achèvera vendredi après une journée qui sera notamment consacrée aux interventions des directeurs des centres de détention de Tatutu et de Nuutania, Vincent Vernet et Damien Pellen. 
 

Rédigé par Garance Colbert le Jeudi 28 Avril 2022 à 20:33 | Lu 1545 fois