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La mélancolie tahitienne de Gauguin


Autoportrait au Nimbe. Paul Gauguin 1889 (National Art Gallery, Washington DC)
Autoportrait au Nimbe. Paul Gauguin 1889 (National Art Gallery, Washington DC)
PAPEETE, le 3 janvier 2018. Le film d’Edouard Deluc « Gauguin, Voyage de Tahiti » a bien trouvé la tonalité musicale de cette histoire tragique.

Elle concerne un des plus grands peintres modernes au monde, dans le mouvement impressionniste et fauviste, voire nabis et symboliste, mais avec surtout son expérience polynésienne à Tahiti, et plus tard aux îles Marquises. Cette histoire fait sa singularité artistique et son avant-gardisme, par rapport à ses pairs de Pont Aven, de Paris, de France, ou d’ailleurs, voire son « ennemi » intime en la personne du maître flamand Van Gogh. Il a aussi révolutionné la peinture moderne, en découvrant de nouveaux horizons sous le ciel provençal d’Aix-en-Provence, en France méridionale, dans ses paysages sensuels et odoriférants. J’y ai vécu et étudié à la fin des années 1970, où j’ai particulièrement apprécié la peinture cubiste de Paul Cézanne, et surtout ses simples (en apparence) mais magnifiques et pures natures mortes, surtout sa peinture des fruits.

Mana’o Tupapau. Paul Gauguin, 1892, Mataiea, Tahiti (Albrith-Knox Art Gallery, Buffalo)
Mana’o Tupapau. Paul Gauguin, 1892, Mataiea, Tahiti (Albrith-Knox Art Gallery, Buffalo)
Plus tard à Paris, j’ai suivi les cours du Louvre sur l’apparition et la définition de l’art en général et de la peinture, depuis les outils agraires jusqu’à l’ère contemporaine (20ème siècle et 3ème millénaire), à raison d’un cours magistral par semaine (Jeudi, de 18h à 20h). J’ai eu aussi la chance de voir toutes les expositions majeures de peinture (de 1989 à 2013), incluant Gauguin, Manet, Monet, Van Gogh, etc. J’ai aussi visité l’extraordinaire exposition au Grand Palais de « La Mélancolie au travers de tous les arts » et sur une période de 3000 ans.

En pleine crise existentielle à Paris entre la moitié et la fin du 19ème siècle, vivant très mal son manque d’argent, alors que peu de temps auparavant, il était plutôt bien nanti comme courtier en Bourse et autres opérations financières. Il se retrouve sans le sou avec aussi un désintérêt général du public pour ses œuvres naissantes. Sa femme (mariée) danoise Mette est obligée de rentrer au Danemark avec leurs cinq enfants, dans sa propre famille, afin d’assurer leur équilibre psychologique, leurs études et leur avenir matériel. C’est donc la mort dans l’âme qu’il quitte femme et enfants qu’il avait projeté d’emmener avec lui aux antipodes. Mais c’est aussi dans une excitation intellectuelle intense que le peintre Gauguin prendra sa décision de partir à Tahiti, avec un ordre de mission, pensant changer radicalement d’existence en vivant dans un autre univers, complètement à l’opposé du monde occidental individualiste. Ses amis intimes le surnommaient « Le Sauvage », auquel il ressemblait par son côté spontané, naturel, libre, et rebelle… C’était déjà une anticipation de sa vie de Blanc en Polynésie. Il était enragé par quelque chose qui le rongeait de l’intérieur et dans son âme ; la mélancolie créative, celle des nuits blanches des génies artistes qui n’ont plus conscience du temps qui passe, étant complètement accaparés par le processus créateur. A Tahiti, Punuauia, et Mataiea, sa vie matérielle à crédit au magasin du Chinois ne fut pas facile. Sa santé aussi était précaire, mais le désir de créer était plus fort que tout. Sa vie amoureuse d’amant et de maîtresse avec la jeune modèle Teheura le rendit heureux malgré les souffrances physiques et matérielles du quotidien.

La vie sensuelle et proche de la nature des Tahitiens et leur chaleur humaine furent un baume pour l’artiste qui arrive à survivre et même à apprécier sa vie difficile. Le bonheur était là, dans la splendeur lumineuse du ciel et du paysage tahitien ; une forme de paradis simple mais réel. L’imagerie de la rêverie diurne faisait le reste. La sagesse des Tahitiens et leur esprit communautaire ont aidé le peintre à oublier les vicissitudes quotidiennes, pouvant mener à l’ennui morbide, si l’existence ne propose rien de transcendental ou de créatif. Sa mélancolie (‘ancolie’ ; fleur au Moyen Age, et ‘mela’, ‘noir’ en Grec) va se mélanger à la nonchalance, au « fiu » apaisant de sa jeune et sublimement belle maîtresse ; déesse absolue au visage radieux et comme illuminé de l’intérieur, émanant une chaleur vitale intense. Cela ne peut que donner de la force de vivre, voire « Lhomme à l’oreille coupée » de Van Gogh. La beauté de la langue orale tahitienne et la sagesse des propos de la vieille dame, proches de tout message moral et religieux, pacificateur de cohésion humaine et sociale, agit comme une petite musique bienfaitrice. Elle accompagne la jolie musique triste et belle en sourdine pendant tout le film.

Les esprits de la nuit ayant envahi l’espace mental de Teheura, en désarroi avec cette absence de bougies, ce qui permit aux « Tupapa’u » ou esprits maléfiques, incubes, d’envahir son intimité de dormeuse à Mataiea. A Punuauia, l’endroit où Gauguin avait habité était une zone de « Mara’e », ce qui l’influença dans sa peinture des « Tupapa’u », comme à Mataiea, et plus tard à Hiva Oa, aux Marquises. Au début de l’an 2000, il y eut une grande rétrospective Paul Gauguin au Grand Palais à Paris. J’ai attendu huit heures dans la queue avec des amis et de la lecture ; ça valait le coup, car tous ses chefs-d’œuvre du Musée de l’Hermitage russe de Saint-Pétersbourg étaient exposés, et en particulier sur les esprits de la nature dans les cascades, par exemple...

L’actrice tahitienne, Tehei Adams, modèle du peintre (Teheura) est magnifique, car elle prend bien la lumière, avec son visage très expressif de beauté sauvage, naturelle et généreuse. L’acteur polynésien d’origine marquisienne, Puatai Hikutini, campe bien son personnage de « Bon Sauvage » ami et ensuite adversaire de Gauguin, à cause de son attirance sexuelle pour Teheura la trop belle muse du peintre. Il y a un kaléidoscope de muses dans le film : la beauté du paysage paradisiaque polynésien ; la musique mélancolique du film ; la beauté sublimatoire de Teheura, qui aide le peintre à se surpasser ; l’humanité polynésienne du peuple et de Iotefa, sculpteur amateur qui s’arrêtera au geste mimétique, sans chercher une catharsis, ce qui irritera le Maître du Jouir, Gauguin ; la langue tahitienne… La sexualité était naturelle à l’époque, et l’art utilise cette énergie pour magnifier le réel, qui est déjà très beau, trop beau pour être vrai ?

Head with horns”. Paul Gauguin, 1897, Tahiti (Getty Museum, Los Angeles).
Head with horns”. Paul Gauguin, 1897, Tahiti (Getty Museum, Los Angeles).
Le peintre français contemporain, Tahitien d’adoption naturelle, Gaya, a façonné un très bel autoportrait dans une statue bleue du Christ, grandeur nature. On ressent la mélancolie de Jésus, comme celle du peintre Gaya en pleine création artistique de sculpteur et de peintre. La couleur bleue symbolise la spiritualité, celle de l’univers céleste et aussi une sorte de vague à l’âme… Cette statue peut aussi signifier les souffrances et les angoisses existentielles du peintre, à l’image d’un Paul Gauguin et des stigmates doloristes sur les affres de la création, le désir d’atteindre une certaine perfection, voire une harmonia mundi. Gaya ressemble un peu à Gauguin par son physique mince et efflanqué, comme un genre de Don Quichotte sous les Tropiques. Il a peint des paysages polynésiens multicolores, avec de belles couleurs chatoyantes, chaudes et inspirantes ; avec une influence fauviste, impressionniste, voire symboliste et nabis… Il y a une harmonie mélodieuse dans les tonalités chromatiques, comme une musique de couleurs ou un chant qui loue la beauté des paysages polynésiens. Son tableau d’un homme nature du Pari en Presqu’île me rappelle la solitude du peintre Gauguin, face aux enjeux de la création. Une visite s’impose à son atelier personnel de Taaone…

Rédigé par Henri Brillant Heinere – H.B.H. – le Mercredi 3 Janvier 2018 à 15:07 | Lu 3085 fois