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La charmeuse d'anguilles de la vallée de Papenoo


Herehia Helme, doctorante qui réalise une thèse sur les anguilles
Herehia Helme, doctorante qui réalise une thèse sur les anguilles
PAPENOO, le 2 décembre 2015 - Ce pourrait être une légende des temps modernes tant elle reflète notre époque. Une jeune scientifique polynésienne étudie les anguilles afin de mieux comprendre l'état de santé de nos rivières.

Cette histoire ressemble à la légende de Hina, mais racontée à l'envers. Au lieu d'une belle princesse poursuivie par une anguille monstrueuse, elle raconte comment une jolie vahine poursuit les puhi à travers les rivières de Tahiti. Au lieu de leur couper la tête, elle les subjugue pour ensuite les tatouer et leur injecter sous la peau… une puce électronique.

Car cette histoire se passe aujourd'hui. Son héroïne n'est pas une princesse de légende mariée contre son grè à un monstre, mais une femme moderne : Herehia Helme, jeune scientifique polynésienne doctorante à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE) de Paris. La chercheuse a tout de même des goûts étranges : elle semble avoir une passion pour ces poissons gluants aux allures reptiliennes que sont les anguilles. Au point de passer ses journées les pieds dans l'eau des rivières des vallées de Vaihiria et de Papenoo pour les capturer et les examiner sous toutes les coutures…

ANGUILLES SOUS SURVEILLANCE


L'équipe de pêcheurs d'anguilles dirigée par Herehia Helme
L'équipe de pêcheurs d'anguilles dirigée par Herehia Helme
Car c'est pour étudier ces animaux mystérieux que Herehia est revenue à Tahiti après de longues études en métropole. Elle partage avec Hina un don pour provoquer des coups de foudre chez les anguilles… Sauf que chez Herehia, ces coups de foudre sont littéraux : elle utilise des chocs électriques pour paralyser et capturer les animaux. "Ça ne leur fait aucun mal" assure-t-elle en même temps qu'elle verse quelques gouttes de somnifère dans le bac des anguilles capturées avec son équipe de deux CAE et d'un technicien de Marama Nui armés d'épuisettes.

« Le chiffre : 8000 anguilles pourraient vivre dans la vallée de la Papenoo estime Herehia Helme. »

Une fois les animaux endormis, elle en profite pour les mesurer, compter les centimètres entre leurs nageoires et d'autres parties de leur anatomie pour différencier les espèces… Et si c'est un individu qui n'avait jamais été rencontré, elle lui fait un petit tatouage de couleur qui indiquera où il a été capturé et lui injecte une puce électronique pour l'identifier précisément.

ARRIVÉES SOUS LA PLUIE, PAR UNE NUIT SANS LUNE

Des civelles (jeunes anguilles) capturées à l'embouchure de la rivière
Des civelles (jeunes anguilles) capturées à l'embouchure de la rivière
Sa thèse intitulée "l'impact des barrages hydroélectriques sur le peuplement des anguilles de Polynésie française" est financée à parts égales par l'Etat à travers le dispositif CIFRE et par la société Marama Nui, la filiale d'EDT chargée de la gestion des ouvrages hydroélectriques de Tahiti. Un beau budget de 15 millions de francs pour un travail de trois ans de recherche, sous la direction scientifique du laboratoire Criobe de Moorea. Le but : étudier si les aménagements des barrages effectués à Tahiti sont efficaces pour faciliter le transit des anguilles, tout en en découvrant plus sur ces animaux très peu étudiés sous nos latitudes. "C'est un animal très mystérieux" explique Herehia. "On ne sait même pas où elles vont se reproduire exactement, on n'a pas encore trouvé comment assurer la reproduction artificielle, on ne sait pas à quelle vitesse elles grandissent…" La seule étude effectuée précédemment a été réalisée par un professeur de lycée très motivé et date des années 1990.

La scientifique en est à sa deuxième année de thèse, poursuivant les travaux entamés par des CAE avant elle. Elle a déjà fait des découvertes intéressantes. Ainsi, avec 8000 anguilles qui pourraient peupler la rivière Vaituoru de la vallée de Papenoo, l'espèce se porte bien. Aussi bien que les mesures des années 1990 en tous cas. Autre découverte intéressante, les civelles (jeunes anguilles) qui arrivent de l'océan choisissent un moment très particulier pour découvrir l'eau douce : un jour de nouvelle lune pendant la saison des pluies, après une grosse averse. Un résultat à confirmer à la prochaine saison des pluies, à moins que El Niño ne viennent perturber leurs habitudes. Mais Herehia a encore de longues années de recherche devant elle avant de percer les mystères des anguilles polynésiennes.

Voici donc la nouvelle légende des anguilles de Papenoo. Encore en cours d'écriture, cette histoire n'a pas de morale mais est un reflet de notre monde à croisée de la modernité et de la tradition. Ses acteurs sont une femme indépendante et curieuse, à la poursuite du savoir ; une grande entreprise industrielle qui déploie des moyens pour réduire son impact sur l'environnement ; et des animaux mythiques venus tout droit des anciennes légendes et qui sont encore loin d'avoir révélé tous leurs secrets…

Les grands voyages des anguilles de Polynésie

Nos anguilles sont les mêmes que celles du reste des îles du Pacifique. Elles sont trois espèces : la plus courante avec 90% des individus observés est l'anguille marbrée (puhi pa'a), adaptée à tous les environnements de rivière et qui devient la plus impressionnante, jusqu'à 1m50 de long. En deuxième place, l'anguille à oreilles (puhi taria'a) devient aussi longue mais reste plus fine et préfère vivre en altitude. Elle est très rare sur l'île de Tahiti. Enfin, l'anguille de vase (puhi vari) aime les eaux boueuses et stagnantes des estuaires. On l'observe parfois dans les caniveaux.

Toutes connaissent un cycle de vie très complexe. Nées en un lieu mystérieux, vers Fidji ou les Samoa, elles sont alors de simples vermisseaux transparents appelés civelles. Rapidement, elles se jettent dans le grand océan et se laissent porter vers l'est par les courants jusqu'à trouver un cours d'eau qu'elles pourront remonter. Une fois installées, elles grandissent. "Ados", elles deviennent jaunes, puis elles se transforment en adultes après trois à quinze ans (selon l'espèce) et changent de couleur pour devenir des anguilles argentées. Elles peuvent encore séjourner des dizaines d'années dans leur rivière d'adoption sous cette apparence finale. Mais pour se reproduire, elles devront toujours retourner à l'océan, vers leur lieu de naissance. Une fois parties, elles ne reviendront jamais de la longue migration vers le lieu inconnu qui héberge leur reproduction.

Yann Wolff, directeur de Marama Nui
Yann Wolff, directeur de Marama Nui
10% de l'eau des retenues d'eau réservées aux anguilles

Yann Wolff, directeur de Marama Nui nous explique pourquoi le producteur d'hydroélectricité co-finance ces recherches sur les anguilles :

"Nous avons lancé il y a quatre ans un programme pour mesurer l'impact éventuel de nos ouvrages hydroélectriques sur la faune des vallées. Depuis les années 2000, à l'époque où le groupe EDT a pris la gouvernance de Marama Nui, nous avons une volonté très forte d'être irréprochables sur les projets environnementaux. Et dans notre activité, ces projets passent par la faune dans les rivières." Des problèmes découverts par la chercheuse à Vaihiria ont d'ailleurs conduit à l'aménagement d'un déversoir pour faciliter la remontée des espèces animales. A Papenoo, 10% du débit est depuis longtemps réservé à la création de voies de passages pour les anguilles, chevrettes et autres gobies.

Le directeur explique que les anguilles sont le prédateur alpha des rivières polynésiennes. A la tête de la chaîne alimentaire, l'état de santé de l'espèce reflète la santé de l'ensemble de l'écosystème. "Et puis l'anguille a une place majeure dans la société polynésienne." L'entreprise aimerait pouvoir pérenniser ces recherches pour faciliter un aménagement environnemental intelligent de ses ouvrages existants et de tout nouveau projet hydroélectrique décidé par le gouvernement.

Rédigé par Jacques Franc de Ferrière le Mercredi 2 Décembre 2015 à 13:46 | Lu 3536 fois