Tahiti Infos

L'APC face aux défis de l'insularité


Crédit photo : Anne-Laure Guffroy.
Crédit photo : Anne-Laure Guffroy.
 
Tahiti, le 31 mai 2023 – Lors d'une interview donnée à la revue européenne Concurrences, la présidente de l'Autorité polynésienne de la concurrence, Johanne Peyre, a soulevé les difficultés et les défis pour faire appliquer une politique de marché concurrentielle dans un petit territoire insulaire comme la Polynésie.
 
C'est dans l'objectif d'élargir la liberté économique au fenua et éviter les monopoles et oligopoles qui obstruent la concurrence du marché, et par conséquent lutter contre la vie chère, que l'Autorité polynésienne de la concurrence (APC) a été créée en 2015. À sa tête depuis trois années, Johanne Peyre s'est épanchée dans une interview donnée le 1er mai dernier à la revue européenne Concurrences, sur les difficultés et les défis que représente l'application d'une politique de concurrence dans un territoire aussi petit et isolé économiquement que la Polynésie, par une autorité aussi jeune que l'APC.
 
En effet, dans les territoires insulaires aussi petits que le fenua (bien que le pays soit étendu géographiquement parlant), le degré de concentration du marché est un phénomène courant. C’est-à-dire que seul un petit nombre d'acteurs économiques peut opérer efficacement, contrôlant donc une grande partie de l'économie locale, et fixe un prix où la marge commerciale est souvent très importante. “Les opérateurs historiques font souvent valoir qu'il n'y a pas de place que pour un seul ou un nombre très limité d'acteurs. Nombre d'entre eux utilisent cet argument pour obtenir une protection réglementaire”, a déclaré Johanne Peyre à la revue européenne.
 
Si lors de ces premières années – jusqu'au départ houleux de son premier président, Jacques Mérot, au terme d'une procédure disciplinaire – l'APC a été sous le feu de la chambre territoriale des comptes, qui jugeait l'activité de l'autorité “faiblarde”, de nombreuses actions ont tout de même été menées à terme. Comme notamment l'arrivée de nouveaux opérateurs téléphoniques, qui a entraîné une réduction des prix.
 
“La concurrence peut exister”
 
“Une concurrence loyale entraîne une baisse des prix dans de nombreux secteurs”, a assuré la présidente de l'APC. “La concurrence peut exister, et elle est même nécessaire dans les économies insulaires où le coût de la vie est plus élevé qu'ailleurs. Sans être la solution à tout, cette ouverture contribue à la baisse des prix et à l'adoption de principes concurrentiels essentiels.” En effet, au fenua, la vie est 40% plus chère qu'en métropole.
 
Mais si la concurrence peut exister, faire appliquer les principes de droit à la concurrence dans les territoires insulaires peut vite se révéler un véritable casse-tête, tant la moindre erreur peut avoir des conséquences rapides et considérables sur les consommateurs. “Il convient d'être prudent. Il s'agit d'une gestion au cas par cas, où la moindre erreur d'appréciation peut avoir un impact fort et à long terme sur la structure de l'économie polynésienne”, a expliqué Johanne Peyre lors de cette interview. “Les conséquences de la création ou du renforcement d'une position dominante sont difficilement réparables, sans compter les conséquences économiques et les dommages subis par les concurrents, tout ça en impactant les consommateurs.” La présidente de l'APC a également ajouté que le développement des entreprises ne devait se faire au détriment de l'environnement. “Il faut constamment essayer de trouver le bon équilibre.” Créer cet équilibre est donc l'un des principaux défis de l'APC.
 
Johanne Peyre a aussi insisté sur les avantages et les exonérations fiscales, qui sont, selon elle, un frein à la concurrence. En effet, ceux-ci profiteraient aux acteurs puissants déjà en place, limitant par la même occasion l'arrivée de nouveaux entrants locaux ou étrangers. “Les restrictions sur les investissements directs venant de l'étranger et les règles sanitaires (étiquetage en français obligatoire, normes de l'Union européenne, NDLR) ont des effets anticoncurrentiels. Les prix élevés des produits qui en résultent découragent la concurrence. De plus, la taxe de développement local est très pénalisante, car en décourageant et en interdisant l'importation de certains produits, elle favorise la création d'une rente pour les entreprises locales, plutôt que de favoriser une concurrence par le mérite. Tout ça n'incite pas les acteurs locaux à innover ou à maîtriser leur production.”
 
Organismes indépendants et outils préventifs
 
Toujours lors de l'interview donnée à la revue européenne Concurrences, la présidente de l'APC a été interrogée sur les points à améliorer dans la législation et la politique de concurrence de la Polynésie. Premièrement, elle a déclaré que la création d'un organisme indépendant pour contrôler les réseaux industriels serait une bonne idée, tant la concurrence reste “imparfaite dans ce secteur”. “Les créations de nouveaux services entraînent naturellement l'arrivée de nouveaux acteurs et créent une nouvelle demande qui ne s'exprimait pas auparavant, comme on l'a vu dans le secteur aérien avec le développement du low-cost (l'arrivée de la compagnie arienne French bee en 2018, NDLR)”, a-t-elle avancé. “On pourrait également créer de nouveaux services pour les transports terrestres et maritimes, les télécoms, les services énergétiques... Ces secteurs ont un fort potentiel, mais ils sont aujourd'hui limités par un cadre réglementaire malthusien, avec des liens gouvernementaux qui dissuadent de perturber le confort d'un monopole ou d'un oligopole. L'APC pourrait après voir ses attributions élargies et se voir confier un rôle de régulation. Cela permettrait des avantages en matière d'économie d'échelle et d'efficacité.” 
 
Autre point soulevé par Johanne Peyre, le manque d'outils préventifs que possède l'APC pour assurer la pression concurrentielle. Selon elle, la mise en place de l'interdiction des accords d'importation exclusive, de même que la possibilité d'émettre des injonctions structurelles, seraient des outils essentiels pour assurer la pérennité du rôle de l'APC. Des modifications pourraient également être apportées à la loi et au code de la concurrence. “L'extension du délai accordé pour l'examen d'une transaction afin de permettre une analyse plus approfondie serait une modification utile. De même que faire en sorte que l'obligation du secret professionnel qui lie les membres du conseil et le personnel de l'APC, n'empêche pas la possibilité d'enquêter sur les pratiques anticoncurrentielles. En somme, notre système peut être amélioré et nous ne manquerons pas de proposer ou d'accompagner des modifications du code de la concurrence pour le rendre plus adapté”, a conclu Johanne Peyre.

Démocratiser la mission de l'APC

Crédit photo : Archive TI.
Crédit photo : Archive TI.
Toujours pour la revue Concurrences, la présidente de l'APC a exprimé sa volonté de démocratiser le droit à la concurrence. De par la jeunesse de l'institution, l'APC a encore besoin de faire connaître sa mission aux entreprises, mais aussi au grand public. “Au-delà des raisons purement économiques, une culture de la concurrence est positivement liée à d'autres objectifs sociaux”, a rappelé Johanne Peyre. “Nous ne sommes pas une tour d'ivoire imposant des théories dogmatiques. Nos activités et nos analyses sont indissociables de la vie des marchés, des entreprises et de leur développement.” “Nous devons promouvoir le droit à la concurrence auprès de tous. La rencontre et l'interaction sont très utiles à cet égard, car elles ont pour objectifs d'améliorer la connaissance de l'économie, car nos avis et nos décisions ont aussi une valeur pédagogique”, a-t-elle ajouté. Ainsi, la présidente de l'APC se dit “déterminée à organiser des séminaires réguliers” comme les Journées de la concurrence à Tahiti, qui ont eu lieu en janvier dernier. D'ailleurs, grâce à un partenariat signé avec l'École de commerce de Tahiti, des étudiants ont pu participer à l'élaboration de cet événement. L'APC a également lancé pour les étudiants de l'école, les Trophées de la concurrence, pendant lesquels ils devront produire des vidéos éducatives sur le droit à la concurrence. “Je souhaite également sensibiliser les étudiants en droit et les impliquer dans nos activités. J'ai même commencé à mettre en place une formation diplômante à l'UPF, mais cela n'a pas encore abouti. Renforcer l'expertise des avocats locaux permettra à long terme de réduire la nécessité qu'ont les entreprises locales d'embaucher des avocats parisiens coûteux”, a conclu Johanne Peyre.
 

Rédigé par Thibault Segalard le Mercredi 31 Mai 2023 à 17:27 | Lu 2220 fois