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Enterrement du placenta: Le "pu fenua", lien entre l’homme et sa terre


Enterrement du placenta: Le "pu fenua", lien entre l’homme et sa terre
En Polynésie, il est de tradition d’enterrer le placenta d’un nouveau-né au pied d’un arbre. L’évolution des moeurs perpétue cette tradition, mais d’une manière plus libre et moins ritualiste. A tel point qu’aujourd’hui, la valeur négative que la tradition attachait au placenta, liée au cycle menstruel de la femme, laisse place désormais à une vision plus positive, donnant lieu parfois à certaine exaltation identitaire.

Dans une étude publiée en 2002 intitulée "Enterrer le placenta; l'évolution d'un rite de naissance en Polynésie française", Bruno Saura, maître de conférences à l’Université de la Polynésie française, définissait qu' "en langue tahitienne, le placenta se dit pu-fenua qui signifie 'entre-noyau (de) terre'". Il s’agit ici d’assimiler ce 'centre-noyau' à une parcelle de terre, appelée à "intégrer ou à 'réintégrer' la terre". L’un et l’autre sont indissociables.

Le placenta et l'évolution des moeurs

Les témoignages recueillis dans certains ar¬chipels, comme aux Australes, mettent en évidence un acte long et cérémonial. Amo de Rapa, explique : "c’est un évènement familial qui regroupe en même temps, le père de l’enfant, les grands-parents bien sûr, mais aussi les oncles et tantes du côté de la maman. Il arrive aussi que des membres proches du père y assistent mais ce n’est pas systématique."
Par le passé, les anciens préconisaient d'enterrer le placenta au pied d'arbres fruitiers. Ces derniers permettaient la transmission (quoi que le terme "fructification" convienne mieux) de la vie, mais aussi de la terre, entre plusieurs générations. Aujourd’hui, les plantes ornementales, plus facile à mettre en terre, ont succédé aux arbres fruitiers. Qui plus est, l'emplacement choisi est souvent dénués de tout sens culturel. Tantôt à proximité d’un pied de tiare Tahiti, ou encore d’un cocotier, voire même d’un bougainvillier, le choix est avant tout d’ordre esthétique.
Comparé à autrefois, c’est une vision plus simplifiée et donc plus rapide qui a pris le pas sur le côté cérémoniel. Mama Tehea, de Faa’a livre ses impressions : "Je me souviens qu’à l’âge de 8 ans, j’ai vu mon grand-père enterrer un placenta dans le marae familial à Ra’iatea. C’était long car il parlait au lieu et lui demandait d’accepter ce nouvel enfant et de le protéger jusqu’à l’âge adulte, lui et toute sa famille aussi. (…) Il ne s’agissait pas seulement de le mettre là, puis de s’en aller, mais il y avait une relation pure et sincère entre le pu fenua, l’enfant et la terre d’où est originaire son père ou les deux parents, ainsi que ses grands-parents."

Les marquisiens, eux, choisissaient souvent un pied de banian pour y enterrer le placenta d’un nouveau-né. Contrairement aux habitants des îles Sous-le-vent et à ceux de la Société, ils voyaient en cet arbre une grande filiation entre le nouveau-né et les kakīu, les ancêtres. L’absence de fruit n’excluait pas le côté nourricier que revêtait cet arbre centenaire capable, par son côté protecteur de préserver le bien-être d’une famille..
Par exemple, le vieux Mimio Puhetini, du village de Taiohaè (île de Nuku hiva) aujourd’hui disparu, ac-cordait une grande importance à cette cérémonie. En 1998, il expliquait : "Pour nous les marquisiens, le banian est l’arbre qui a été le témoin de plusieurs générations. De leur vie, de leurs faits et gestes. Quand je dis leur vie et leurs gestes, j’entends par là ceux des familles à qui appartiennent ces grands arbres. A chaque fois qu’un placenta est déposé au pied de l’un d’entre eux, c’est une nouvelle vie qui recommence et un autre cycle. D’où le fait de respecter la cérémonie car il y en avait une que certains ici, pratiquent encore."
" Avant, les anciens allaient toujours voir le prêtre pour que celui-ci se charge d’envelopper le placenta. Ce dernier n’était pas enterré le jour-même puisqu’il y avait des incantations qui étaient scandées pendant de nombreuses heures, ensuite le prêtre s’isolait avec le père du nouveau né pour prier les dieux d’accompagner la cérémonie. Et ce n’était que lorsque toute cette phase était achevée que le placenta pouvait être placé au pied du banian, le lendemain donc."
Aujourd’hui, une cérémonie dure moins d’une demi-heure. Cependant, certains gestes ont traversé le temps comme l’enrobage, qui consiste à envelopper le placenta dans un tissu. Ce geste reste automatique, mais là encore, très peu de mères en connaissent la signification. "Je l’ai fait parce que c’est comme ça !" lache Tevahine R, de la Presqu’île. "J’ai vu ma soeur faire comme ça, donc j’ai fait pareil."

Partisans du choix de l'emplacement

A défaut de connaître les gestes ancestraux, les partisans d’un enterrement sous l’arbre de leur choix assument ouvertement leur méconnaissance. Ils essaient même de faire reconnaître leurs nouvelles méthodes comme étant un acte de reconnaissance identitaire. "Là est la placenta de mon fils, là aussi est sa famille." nous livre Jacky L de Paea. "Pour moi, même si je ne sais pas vraiment comment on faisait avant, mais ma manière d’avoir enterré a tout autant de valeur et donc mon fils se reconnaîtra dans ce pied de tiare Tahiti !" ajoute ce nouveau père de famille.

Quand la santé supplante la tradition

L’étude menée par l’anthropologue Bruno Saura indique une autre cause de la réduction des enter-rements du placenta : le déplacement rendu obligatoire des mamans sur les centres médicaux de chaque archipel. En effet, les pères ou grands-parents n’étant pas présents au moment des accou-chements, les placentas sont considérés comme déchets organiques et donc incinérés de fait.
Dans un cas comme dans l’autre, la réorganisation sanitaire voulue par le gouvernement et ayant débuté en 1995, a certes formalisé et encadré les accouchements, mais elle a surtout laissé de côté la tradition.
L’application de mesures sanitaires plus strictes et donc moins favorables à la conservation du placenta a contribué au délaissement de cette pratique ancestrale. Une infirmière nous explique les raisons : " lorsque nous recevons les mamans qui viennent accoucher dans nos centres, il y a tout un protocole de règles à respecter. Outre les mesures sanitaires drastiques, il y a aussi tout le côté préservation des matières organiquse. En général, nous récupérons le placenta, mais nous n’avons pas la possibilité de tout garder et donc, on envoie directement à l’incinérateur. Il faut comprendre que c’est une question d’hygiène. Des contaminations peuvent survenir sans que l’on s’y attende d’où le fait de prendre des décisions assez rapidement."
Avec le temps et le progrès, il semblerait que la tradition soit interprétée selon la compréhension de chacun et surtout appliquée en fonction de critères de plus en plus difficiles à adapter. Cette mé-connaissance de la tradition s’accroit à tel point que certains spécialistes culturels veulent organiser des cérémonies autour du thème du placenta. L’objectif étant de réajuster et combler les lacunes populaires sur l’enterrement de cette "branche de vie" tant respectée autrefois et qui, si l’on n’y prête pas attention, pourrait tendre à disparaître.



Rédigé par TP le Mercredi 10 Avril 2013 à 18:21 | Lu 8429 fois