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Coup de théâtre sur les indemnisations du nucléaire au Sénat


Tahiti, le 29 mai 2020 - Dans la nuit du vendredi 29 mai, à Paris, le Sénat a surpris son monde en supprimant l'article du gouvernement central qui étendait à toutes les demandes d'indemnisation des victimes des essais nucléaires en Polynésie française en cours la portée des critères très restrictifs du fameux "amendement Tetuanui". Les associations de victimes et les parlementaires opposés au "risque négligeable" ne peuvent pas pour autant crier victoire : le texte doit être discuté à nouveau par les députés.

Il est 2h00 du matin, l'heure des coups de théâtre au Parlement, et le sénateur socialiste Jean Pierre Sueur tient à le faire savoir. "Il est 2h08 du matin mais nous examinons des textes très importants qui ont des conséquences concrètes et très importantes pour les citoyens", déclare-t-il au micro de l'hémicycle du Palais du Luxembourg.

L'heure est enfin venue d'examiner en séance publique un article de loi consacré à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires en Polynésie française. "On connaît le grand effort fait par les associations de victimes, tout le travail qui a été mené, poursuit Jean-Pierre Sueur. Il a fallu attendre bien longtemps et enfin est arrivé quelque chose de correct, quelque chose qui donnait satisfaction aux personnes concernées. C'est arrivé et voilà que ces personnes vont découvrir que ce qu'elles avaient cru obtenir et bien non, elles ne l'avaient pas obtenu. Alors, non, on va faire un effort tous ensemble pour que ces personnes, qui se sont battues, obtiennent réparation."

Avant lui, les sénateurs et les sénatrices de toutes sensibilités, de la droite Les Républicains jusqu'au parti socialiste avaient eu eux aussi des mots forts afin d'obtenir la suppression d'un article de loi qui change les règles d'indemnisation des victimes. "Il s'agit d'un sujet sensible, s’émouvait au micro la sénatrice (PS) Angèle Préville. Nous ne saurions déroger à notre responsabilité d'indemniser les victimes des essais nucléaires. C'est en effet notre devoir moral que d'assumer et de faire en sorte que les dispositifs d'indemnisation soient sécurisés et facilités eu égard au préjudice de santé subi ! Rappelons que le chemin n'a pas été facile pour qu'émerge cette reconnaissance et ce statut de victime."

Après ces prises de parole, malgré un avis défavorable du gouvernement, contre toute attente, l'amendement de suppression de l'article de loi est adopté. Les règles de calcul des préjudices subis par les vétérans des essais et par la population polynésienne exposée ont encore changé. C'est loin d'être la première fois.

De rebondissements en rebondissements

Cet épisode de modification législative nocturne constitue au contraire le dernier épisode en date d'une saga éprouvante pour ceux qui sont atteints de maladies radio-induites (c'est-à-dire de cancers causés par les bombes ayant explosé dans les Tuamotu entre 1960 et 1996) mais aussi pour les ayant-droits de ceux qui sont décédés de ces maladies.

La même assemblée, le Sénat, avait d'ailleurs voté une première fois en faveur de ces nouvelles règles, le 3 mars dernier. Autant dire il y a une éternité, avant que la crise sanitaire et le confinement mondial ne rebattent les cartes. C'est l'un des arguments du gouvernement. "Cette assemblée a déjà voté en faveur de cette mesure afin de préciser l'interprétation qui doit être faite de la loi de décembre 2018 et là aussi c'est un débat qui a déjà été effectué à cette période", se souvient en séance Marc Fesneau, ministre chargé des relations avec le Parlement. "Pour rappel, ces mesures avaient fait l'objet d'un amendement gouvernemental et d'un amendement défendu par la parlementaire Madame Lana Tetuanui, sénatrice du groupe centriste et présidente de la commission destinée à réserver l'indemnisation aux personnes dont les maladies sont dues aux essais nucléaires."

Au cœur de la nuit parisienne et du débat législatif, nous sommes là au cœur du sujet : ce que les familiers de ce dossier appellent "l'amendement Tetuanui" fait encore des vagues. Pour le comprendre, "il faut se souvenir qu'il y a eu une période pendant laquelle le nombre de dossiers de demandes d'indemnisations acceptés était très faible pour des raisons de procédure", pose Abraham Behar, président de l'association des médecins français pour la prévention de la guerre nucléaire, militant et fin connaisseur de la question. "Ces rejets étaient justifiés par le 'risque négligeable', c'est-à-dire qu'il était considéré qu'il y avait moins de 1% de probabilité de causalité des essais nucléaires pour la maladie dite radio-induite".

Le risque négligeable ressuscité

Ce "risque négligeable" honni par les politiques de tous bords et par les associations de victimes a été supprimé dans une loi de 2017, la loi "Egalité réelle pour les Outre-mer" (Erom). Mais il est en quelque sorte revenu sur le devant de la scène lorsque la sénatrice (UDI) du fenua Lana Tetuanui a proposé qu'un nouveau critère soit pris en compte afin de le remplacer : le millisievert d'exposition aux rayonnements ionisants.

Ce critère faisait partie du "risque négligeable", il en était même l'une des principales composantes. Et il a été réintroduit par le fameux "amendement Tetuanui" dans la Loi Morin d'indemnisation des victimes des essais nucléaires le 30 décembre 2018. "Ce seuil n'est pas arbitraire : c'est la dose reconnue par l'article R. 113-11 du code de la santé publique comme admissible pour tout public au titre des "activités nucléaires", qui résulte d'une recommandation du Comité scientifique des Nations-Unies pour l'étude des effets des rayonnements ionisants", nous ont écrit les services du Premier ministre, afin de justifier l'inscription de ce critère dans une loi.

Les associations de victimes sont loin d'être du même avis et nombre de parlementaires y sont également opposés. L'utilisation de ce critère du millisievert pose notamment de gros problèmes aux personnes atteintes de maladies radio-induites mais nées après la fin des essais aériens, soit 1974.

Le dernier mot aux députés

Mais si "l'amendement Tetuanui" a été voté en 2018, c'est visiblement à la hâte et avec quelques lacunes rapidement relevées par le Conseil d'Etat. Dans deux décisions du 27 janvier dernier, la plus haute juridiction administrative a en effet estimé qu'en l'absence de dispositions transitoires, cet "amendement Tetuanui" n'était pas "rétroactif" et ne s'appliquait pas aux très nombreuses demandes d'indemnisations déposées avant son entrée en vigueur. Le gouvernement central n'a pas laissé passer et a préparé un texte destiné à corriger le tir : le fameux article examiné vendredi soir au Sénat.

Pour l'instant, cet article qui réparait les lacunes de "l'amendement Tetuanui" est supprimé. Mais ce n'est pas une victoire complète pour les associations de victimes ou encore pour le député Moetai Brotherson qui a publiquement protesté contre cette réforme.

Une navette parlementaire doit avoir lieu, la semaine prochaine : il est fort probable que le gouvernement réinscrive la disposition dans le texte qui sera discuté par députés et sénateurs au sein d'une commission mixte paritaire (CMP). Et si la CMP échoue, que les parlementaires ne se mettent pas d'accord, le texte sera examiné à nouveau par l'Assemblée nationale, qui a le dernier mot. Il y a quelques jours, le 15 mai 2020, au Palais Bourbon, les députés avaient adopté cette mesure rétroactive sans broncher.


Rédigé par De notre correspondant à Paris, Julien Sartre le Vendredi 29 Mai 2020 à 22:17 | Lu 7171 fois