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Comment le gouvernement a augmenté son train de vie en 2019


Tahiti, le 22 septembre 2020 – Alors qu’Édouard Fritch souhaite aujourd'hui montrer l’exemple sur les économies en réduisant la taille de son gouvernement, le récent rapport annuel du président à l'assemblée dévoile un tout autre état d'esprit avant crise dans le courant de l'année 2019. Une modification judicieuse de la loi statutaire et un discret tour de passe-passe juridique ont ainsi permis l'an dernier une augmentation substantielle du pouvoir d’achat des ministres en modifiant les frais de déplacement et en doublant les indemnités de représentation des membres du gouvernement.
 
Jeudi dernier à l’assemblée, le président Édouard Fritch a indiqué se sentir "obligé quelque part de donner l'exemple" compte tenu de la situation financière des ménages et des entreprises car "si nous ne donnons pas l'exemple, on ne le suivra pas". Insistant sur la réduction de son gouvernement de neuf à huit ministre, le président du Pays a bien indiqué qu’"il faudra faire des économies au niveau du gouvernement et de nos services" et "qu'il fallait commencer par nous-même d'abord que nous donnions l'exemple et que cet exemple après serve aux autres". Les contribuables polynésiens apprécieront le symbole si tant est que la mesure apparaisse symbolique. Édouard Fritch vante fréquemment sa gestion en bon père de famille. Un père de famille qui est pourtant resté assez cachotier sur une augmentation sensible du train de vie de son gouvernement en 2019, l'époque bénie d'avant crise.
 
C’est une phrase isolée dans un rapport de 325 pages qui a éveillé la curiosité. Ella a ainsi conduit à s’intéresser de plus près aux dépenses de fonctionnement du gouvernement en 2019. Dans le rapport adressé annuellement par le président du Pays à l’assemblée de Polynésie, l’exécutif polynésien doit détailler les indemnités et frais divers servis aux membres du gouvernement. Le document explique ainsi qu’une hausse importante a été constatée. Entre 2018 et 2019, le montant a augmenté de 37,3 millions de Fcfp, passant de 221,8 à 259,2 millions de Fcfp. Une hausse de près de 17% difficile à comprendre au premier abord d’autant que la tendance était plutôt à la baisse depuis plusieurs années et que le nombre et le coût des collaborateurs en ministère ont baissé. Mais cette flambée est explicable et expliquée. Elle est due selon le rapport présidentiel, "d’une part par l’augmentation des dépenses relatives aux frais de déplacement (…) qui a doublé par rapport à 2018 (…). D’autre part, par la revalorisation des indemnités pour frais de représentation des membres du gouvernement (…) suite à l’adoption de l’arrêté n° 1579/CM du 8 août 2019". Un décryptage qui nécessite quelques retours en arrière.
 
SMIG inchangé, fonctionnaires légèrement augmentés
 
Premier retour en début 2019. Dans un exercice traditionnel de début d’année, Édouard Fritch présente ses vœux aux partenaires sociaux le 15 janvier et glisse à cette occasion être "favorable à une redistribution" des fruits de la croissance retrouvée et par la même à une revalorisation du SMIG. Ce salaire minimum, fixé en octobre 2014 à 152 914 Fcfp brut par mois est resté inchangé depuis lors. L’appel lancé en ce début d’année ne trouvera pas un écho très favorable du côté des employeurs et le SMIG est resté à ce niveau inchangé. Plus de chances pour les fonctionnaires territoriaux qui eux ont vu leur rémunération augmenter. Le point d’indice applicable au calcul de la rémunération des fonctionnaires a été revalorisé à plusieurs reprises en mai et septembre 2016 puis de nouveau en novembre 2019. Une augmentation progressive de 2% après de longues années de stagnation. Si les fruits de la croissance ne sont pas distribués dans le privé, ils le seront dans le public.
 
Cabinet ministériel au régime
 
Côté ministériel, on joue cependant la continuité que ce soit au niveau de la composition ministérielle mais également de l’organisation des cabinets. Pour ces derniers, le fonctionnement légèrement contraint par la loi organique et les élans de générosité ne sont pas encore de mise en ce début d’année 2019. La chambre territoriale des comptes (CTC) est en train d’examiner la gestion de l’administration polynésienne et des cabinets du gouvernement Fritch sur la période 2013-2018. Le gouvernement se sait sous la loupe grossissante des magistrats de la CTC et fait profil bas pendant plusieurs mois. Le rapport sur la mission "Pouvoirs publics" arrive finalement sur le bureau d’Édouard Fritch le 24 janvier 2019 et n’est rendu public que le 11 avril.
 
La juridiction relève en effet que "la charge financière supportée pour les membres du gouvernement a diminué de 20% pendant la période sous revue, sous l’effet combiné des réformes statutaires et de décisions de la Collectivité". En cause les différentes modifications de la loi organique qui ont limité le nombre de ministres mais également plafonné leurs indemnités mensuelles. Pour les services rendus aux Polynésiens, chaque ministre perçoit en effet de base une indemnité égale à 760 points d’indice, indemnité qui a donc augmenté de fait avec la revalorisation du point pour les fonctionnaires actée par le conseil des ministres. Elle atteint donc désormais 771 400 Fcfp et à celle-là s’ajoute une indemnité de représentation ainsi que la prise en charge des frais de mission et de déplacement.
 
+80% sur les frais de déplacement
 
Et justement, des déplacements, tous les gouvernements en font. Beaucoup à Paris, un peu à New York, les périples doivent s’enchainer et les miles se cumuler. Or, la loi statutaire de 2004 n’est pas très charitable avec les membres du gouvernement. Dans sa version applicable en début d’année 2019, il est en effet seulement prévu que "le conseil des ministres fixe les conditions de remboursement des frais de transport et de mission". Une notion de remboursement qui déplait au plus haut point. Cela suppose que le président et ses ministres avancent sur leurs propres deniers personnels leurs repas et nuits d’hôtels avant d’être remboursés sur production des justificatifs et tickets de caisse. Un effort de bonne gestion que le gouvernement impose à ses agents mais ne souhaite plus s’imposer à lui-même. Discrètement, il va tirer profit de la réforme de la loi statutaire en cours pour changer la donne.
 
Le nouvelle version, promulguée en juillet 2019, indique désormais que "le conseil des ministres fixe les conditions de prise en charge des frais de transport et de mission" et non de simple remboursement. Plus question pour le gouvernement d’avancer des frais et de garder des tonnes de cartes d’embarquement, tickets de caisse et notes de repas, le Pays prend en charge directement les coûts de leurs pérégrinations. Un mode de fonctionnement qui peut expliquer la forte hausse des frais de missions et déplacements entre 2018 et 2019, passant de 24,5 millions de Fcfp à 44 millions de Fcfp alors que le nouveau texte ne s’est pas appliqué les six premiers mois de l’exercice. Une hausse donc de près de 80% en une seule année au moment où la concurrence dans le transport aérien avait tiré les prix vers le bas.
 
Une indemnité fixée par les ministres pour les ministres
 
Mais il ne s’agit pas de l’augmentation la plus significative. Le rapport évoquait en effet une "revalorisation" des indemnités de frais de représentation du gouvernement "suite à l’adoption de l’arrêté n° 1579/CM du 8 août 2019". Une formulation des plus juridique qui nécessite de se plonger dans la lecture du texte concerné mais un petit rappel historique s’impose. En juillet 2004, à peine la loi organique adoptée et en plein taui, le premier gouvernement Temaru fixe ces indemnités annuelles, dont la définition ne se trouve nulle part, par arrêté. Cela sera 2 885 points d’indice pour un ministre, 3 206 pour le vice-président et 3 847 pour le président selon l’article premier du texte. Avec la valeur du point d’indice de l’époque, les indemnités de représentation se situent donc entre 2,7 millions de Fcfp et 3,7 millions de Fcfp par an selon qu’il s’agisse d’un ministre ou du président. En février 2011, le contrecoup de la crise financière de 2008 et la chute du tourisme obligent le gouvernement Tong Sang à se serrer les ceintures et à gratter les fonds de tiroir, même dans les ministères. Les indemnités sont réduites de moitié pour tout le monde. Un sens du sacrifice auquel tous les gouvernements successifs, qu’ils soient bleu, rouge ou orange s’accommoderont avec seulement 1,4 millions de Fcfp pour un ministre et 1,9 millions de Fcfp pour le président.
 
Une indemnité doublée discrètement
 
Les membres du gouvernement arrivent ainsi à vivre aisément avec cette amputation financière pendant huit ans. Une sagesse et une gestion en bon père de famille qui s’achèvera en août 2019 avec des appétits ministériels grandissants. En pleines vacances scolaires, le fameux arrêté du 8 août viendra corriger la situation mais très discrètement. L’arrêté du gouvernement Tong Sang de février 2011 sera ainsi abrogé et "l’article premier de l’arrêté n° 28 CM du 2 juillet 2004 est rétabli dans sa rédaction antérieure aux modifications apportées par l’arrêté n° 126 CM du 2 février 2011". On revient au calcul antérieur avec de surcroît un point d’indice qui a progressé. "La mesure de 2011 était temporaire et il était nécessaire de pouvoir revenir à une juste rémunération", expliquait-on lundi du côté de la présidence, en défendant une procédure "transparente" de par sa publication, même très technique, au Journal officiel et dans le rapport annuel du président. Les membres du gouvernement doublent du jour au lendemain leur indemnité de représentation à compter du 1er septembre 2019. Un ministre touche désormais 2,9 millions de Fcfp par an, le vice-président 3,3 millions de Fcfp et le président 3,9 millions de Fcfp. Des montants sur lesquels ne s’applique plus la CST depuis le 1er mai 2016. Sur une année complète, toutes indemnités confondues, le gouvernement s’est ainsi accordé une augmentation de +23%.
 

Depuis 2004, le gouvernement à la manette

Depuis l’article 87 de la loi statutaire de 2004, "le président de la Polynésie française et les autres membres du gouvernement perçoivent mensuellement une indemnité". Son montant est fixé par l’Assemblée mais est plafonné à 760 points d’indice applicable dans la fonction publique polynésienne. Parallèlement, "le conseil des ministres fixe les conditions de prise en charge des frais de transport et de mission du président de la Polynésie française et des autres membres du gouvernement" ainsi que "le montant d’une indemnité forfaitaire annuelle pour frais de représentation et le régime de protection sociale".

Auparavant, dans le statut de 1996, c’était l’assemblée qui décidait du montant et des conditions de toutes ces indemnités, rendant la procédure plus transparente à l’issue d’un débat à Tarahoi. Désormais, les ministres fixent eux-mêmes, comme en 2019, une grande partie de leur régime indemnitaire sans en faire grande publicité.
 

Rédigé par Sébastien Petit le Mardi 22 Septembre 2020 à 09:08 | Lu 19288 fois