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Carnet de voyage - En 1914, Angata libéra et rassasia les Pascuans pendant 37 jours


ÎLE DE PÂQUES, le 6 avril 2017. Prophétesse, sorcière, voyante, visionnaire, révolutionnaire, possédée (par Dieu ?), María Angata Veri Tahi a Pengo, de son nom complet, reste, aujourd’hui encore, l’une des figures emblématiques de la conscience pascuane. Alors que les Rapa Nui, au début du XXe siècle, étaient parqués comme des animaux dans Hanga Roa, avec interdiction de sortir des limites de leur concession, une sexagénaire infirme organisa une véritable révolte : pendant 37 jours, les Pascuans n’eurent plus faim, plus honte, et ils goûtèrent à un enivrant breuvage nommé liberté !

En 1914, il ne faisait pas bon vivre à l’île de Pâques, surtout si l’on était un Pascuan. Cette petite terre insulaire de la Polynésie occidentale était certes devenue chilienne depuis 1888, mais les Chiliens d’alors se moquaient comme d’une guigne de leurs lointains compatriotes.
L’un des seuls portraits de Maria Angata au moment de la révolte, photo prise par l’expédition de Mrs. Routledge en 1914.
L’un des seuls portraits de Maria Angata au moment de la révolte, photo prise par l’expédition de Mrs. Routledge en 1914.

A Hanga Roa, on connaissait la faim

L’île, après l’épisode Dutrou-Bornier/Brander, avait été donnée en location à une compagnie d’élevage (essentiellement de moutons) et celle-ci avait instauré une véritable dictature, agissant en propriétaire de toutes les terres : les Pascuans étaient traités comme des bêtes, parqués sur un millier d’hectares à peine, avec interdiction d’en sortir.

La compagnie d’élevage, aux mains d’un affairiste d’origine française, un dénommé Enrique Merlet, occupait toutes les terres et surtout interdisait aux Pascuans de toucher à son troupeau (et même d’aller pêcher !) ; or, à Hanga Roa, on connaissait la faim, que ne venait adoucir qu’un bateau par an en provenance de Valparaiso ; alors que derrière les murs de pierres et de barbelés qui enserraient le village broutaient des milliers et des milliers de moutons et de bovins.

Ce n’était pas demander grand-chose que de recevoir, de la part de la Compañía Explotadora Agrícola y Ganadera, un peu de viande fraîche de temps à autre.

Circuler et manger, enfin !

Fin juin 1914, l’hiver austral est installé, la frustration des Pascuans est à son comble, les ventres sont plus vides que jamais lorsqu’une voix s’élève, qui va réussir à bousculer l’ordre établi : Maria Angata, vieille femme partiellement infirme, va parler, autour d’un feu, de manger du mouton, de circuler librement et de récupérer les terres des ancêtres.

Mi-Jeanne d’Arc, mi-Geronimo, Maria Angata, la catéchiste de la mission, va porter le flambeau de la révolte. Pendant plus d’un mois, les sbires de la compagnie vont connaître la peur, peur de sortir de chez eux, peur de se faire attaquer, tabasser, lyncher, tuer. Mais après 37 jours d’euphorie dans le camp pascuan, la marine chilienne viendra remettre bon ordre dans l’île où les Pascuans restèrent prisonniers du village de Hanga Roa jusque dans les années soixante.

Razzias esclavagistes

Qui était donc cette Maria Angata dont on ne connaît qu’un portrait, datant de l’expédition de Mrs. Routledge en 1914 ? La vie de cette Pascuane est exemplaire, car elle connut l’île avant les grandes razzias esclavagistes, puis du temps du “roi” français Dutrou-Bornier et enfin à une époque plus moderne, celle de sa transformation en gigantesque élevage.

Angata naquit en 1853 à l’île de Pâques (certains biographes indiquent 1956). Baptisée bien plus tard, elle s’appelait Maria Angata Veri Tahi a Pengo sur l’état civil chilien. Elle était du clan royal des Miru. A sa naissance, l’île n’avait pas été massivement razzié par les Péruviens en quête de main d’œuvre pour leurs plantations, les premiers missionnaires n’avaient pas débarqué et la société pascuane d’alors, certes fragilisée, fonctionnait sans lien avec l’extérieur ou presque. A neuf ans, les choses changèrent brutalement pour Angata et les siens ; des bateaux venus de Callao embarquèrent par la ruse ou de force un bon millier de Pascuans (peut-être mille cinq cents), dont toute la classe de nobles et d’érudits, ceux-là qui, entre autres, étaient chefs, prêtres ou capables de lire l’écriture rongo rongo (restée indéchiffrée jusqu’à ce jour).
On pense que sur cette vieille photo, c’est Maria Angata, alors jeune, qui est assise, à droite, avec un chapeau.
On pense que sur cette vieille photo, c’est Maria Angata, alors jeune, qui est assise, à droite, avec un chapeau.

Pieuse et dégourdie

Décapitée, la société pascuane connut ensuite l’évangélisation (le frère Eugène Eyraud débarqua une première fois en janvier 1864), puis la fuite de la mission catholique chassée par Dutrou-Bornier en 1871 aux Gambier et à Tahiti, et enfin, après la mort tragique du tyran (assassiné en1876), le retour tant espéré à Rapa Nui et la prise de possession de l’île par les Chiliens en 1888.

Angata, lorsque les catholiques de l’île furent chassés par Dutrou-Bornier en 1871, était une jeune fille vive et intelligente de dix-huit ans. Pas facile pour elle d’être exilée loin de son fenua, mais aux Gambier, elle sut se faire remarquer des prêtres et frères qui décelèrent très vite chez elle un potentiel intéressant : elle était croyante, pieuse et n’avait pas les deux pieds dans le même sabot. Non seulement elle apprenait vite, mais elle savait aussi transmettre ce savoir.

Dramatiquement battue

Malheureusement pour elle, lorsqu’elle se maria (ou fut mariée ?), elle se retrouva, sans l’avoir vraiment demandé, l’épouse d’un ivrogne violent, Manuheuroroa, dont elle fut certes rapidement la veuve, mais qui eut le temps de la battre au point de la handicaper. Un soir de beuverie, il lui reprocha de ne pas lui avoir ramené le nombre de cocos qu’il désirait et il la frappa si violemment qu’elle en eut le dos brisé ; toute sa vie, elle restera semi-paralysée. Les cousins d’Angata, de leur côté, la vengèrent en tuant son bourreau.

Angata se remaria le 13 juin 1874 avec un dénommé Puapua Ma’ori Pakomio Ure Kino, qui avait la confiance des missionnaires puisqu’il gérait leur petit troupeau. Au début des années 1880, Angata (revenue sur l’île en 1879), catholique toujours aussi zélée, en savait assez sur la religion pour prendre en charge l’enseignement du catéchisme.

Parqués et réduits en esclavage

En 1888, l’île vécut un épisode historique majeur, puisque Policarpo Toro Hurtado prit possession de Rapa Nui au nom du Chili. Le traité, rédigé en espagnol et en pascuan mâtiné de tahitien, fut signé par l’ariki Atamu “Maurata” Tekena. Le 29 août 1895, le gouvernement chilien, assez peu intéressé par le sort des Pascuans, confia, pour vingt ans, la majeure partie de l’île (Décret n° 1.130) à un homme d’affaires véreux, Enrique Merlet (d’origine française), dont la société baptisée Compania Explotadora Agricola y Ganadera, avait pour raison d’être la poursuite de la tache de Dutrou Bornier, à savoir élever des moutons. Et pour cause, Merlet racheta, en fait, les terres du Tahitien John Brander (pour 4 000 livres). Mais en les “agrandissant” à sa façon, plus que considérablement, sur le terrain.

Les Pascuans furent alors parqués sur un petit millier d’hectares, à Hanga Roa, autour de ce qui avait été la mission, une situation intenable pour ceux qui avaient toujours pu librement circuler sur ce qui demeurait leur île.

En prime, la compagnie les employa, hommes, femmes, enfants, dans des conditions abominables, proches de l’esclavage.

Le dernier ariki assassiné

En 1897, le dernier ariki pascuan, Simeon Riro a Kainga Roko Roko Heu Tau (il avait succédé à l’ariki Atamu Maurata Tekena mort en 1892), réussit à se faire embarquer pour le continent, bien décidé à se plaindre de l’enfermement dont son peuple était victime. Naïf, il se laissa inviter à une grande fête donnée par des amis de Merlet dont l’Allemand Jefferies. On le fit boire, plus que de raison, on l’empoisonna également, afin de l’empêcher de se rendre au rendez-vous qu’il avait avec le président de la République du Chili. Interné dans un hôpital, on fit en sorte qu’il n’en ressorte pas vivant. Les portes de la prison pascuane s’étaient refermées pour longtemps sur ses occupants.

Malgré ce drame, les Pascuans, inspirés par une Maria Angata de plus en plus présente dans la communauté (il n’y avait plus de prêtres depuis l’annexion chilienne), tentèrent de saisir la justice du Chili ; ils rédigèrent une protestation contre leur oppresseur, mais ne reçurent jamais de réponse…

La voix de Dieu

Angata, révoltée par le sort fait à son peuple, situation en désaccord complet avec le traité signé en 1888 (qui précisait que les indigènes conservaient leurs pouvoirs, leurs prérogatives et surtout leurs terres) eut un rêve : elle dit avoir été inspirée par Dieu, qui lui avait montré son peuple libre, maître de l’île et mangeant à sa faim grâce au bétail. De rêve à prophétie, il n’y a pas loin et la voix d’Angata prit alors une force nouvelle auprès des Pascuans décidés à résister. Dieu avait mis sur Terre du bétail pour ne pas que les hommes souffrent de la faim. Ce bétail, les Pascuans pouvaient à juste titre en réclamer sinon la totalité, du moins leur part, ne serait-ce que pour manger.

De cela, la société exploitante, passée en 1903 aux mains de la firme britannique Williamson & Balfour, ne voulait pas entendre parler. Pas question de donner un mouton aux Rapa Nui affamés. Ce fut, fin juin 1914, le signal de la révolte. Angata enseignait devant l’église qui est en haut de la rue de Hanga Roa menant au port ; elle installa un autel et annonça qu’elle allait offrir non pas une messe, mais un sacrifice à Dieu : un mouton que les Pascuans réclameraient à Henry Percival Edmunds, depuis 1908 directeur de la compagnie (baptisée par les Britanniques la CEDIP, Compañía Explotadora de Isla de Pascua). Edmunds avait succédé aux tyranniques et détestés Sanchez et Cooper. Il était surnommé par les Pascuans “Reherehe”, le “Dégingandé”.

Trois fois, une délégation pascuane vint humblement demander ce mouton. Trois fois, elle fut renvoyée par Edmunds qui leur lança même un violent “jamais un seul mouton, ni même un jambon”.

Un gigantesque repas…

Angata décida donc d’envoyer ses fidèles capturer eux-mêmes dans le troupeau de la CEDIP vaches et moutons destinés à être tués devant l’église et à être mangés par tous. Chaque homme quittant Hanga Roa avec son cheval reçut un nom de prophète ou d’apôtre pour mener à bien sa mission : Daniel, Josué, Isaïe…

L’expédition fut un succès total, débouchant sur un repas pantagruélique, suivi très vite de bien d’autres, car Angata reçut d’autres messages d’encouragement de Dieu, toujours lors de rêves. Edmunds compta ses hommes et comprit qu’il ne pouvait rien faire, sinon attendre l’arrivée du bateau annuel du Chili, le “Baquedano”. Angata aussi l’attendait, espérant pouvoir monter à bord, défendre sa cause et obtenir de l’argent afin d’acheter d’autres bêtes.

Sur place, une Européenne (terrorisée par les événements) assista à cette révolte de quelques semaines, l’archéologue Katherine Routledge. Timidement, elle tenta bien une médiation entre Angata et la compagnie, l’avertissant des risques physiques que les mutinés encourraient, mais la réponse de la mystique pascuane fut nette : “Dieu ne permettra jamais que les Canaques soient ni assassinés, ni blessés”.

Liberté ou anarchie ?

Après 37 jours de liberté pour les uns, d’anarchie et de pillage pour les autres, le “Baquedano” parvint à Hanga Roa (le 5 août 1914). Le capitaine Almanzor Hernandez prit le temps d’écouter les Pascuans montés à bord puis Edmunds ; il procéda ensuite à l’arrestation de quatre meneurs, avant d’en relâcher finalement trois, estimant que les Pascuans n’avaient pas eu tort de se révolter pour se nourrir. Seul fut mis aux fers et ramené au Chili Daniel Teave Korohua, qui ne revint jamais de sa captivité. Hernandez se félicita de ce que les Pascuans n’aient pas mis à mort Edmunds et d’ailleurs, il lui retira son titre officiel de “subdelegado maritimo” de la république chilienne. Vives Solar, un professeur, arrivé sur le “Baquedano” et venant construire une école, reprit le titre –et les pouvoirs qui y étaient attachés.

Le capitaine se rendit bien sûr à terre pour entendre Angata. Lorsqu’il fit état des vols de bétail, celle-ci répondit que les animaux abattus avaient été donnés aux Pascuans par la mission catholique de Tahiti (ce qui était vrai pour certains d’entre eux) et que ces animaux avaient été confisqués par la compagnie qui exploitait l’île. Il ne s’agissait donc pas de vol, mais de réappropriation.

“Tu n’es qu’une voleuse”

Deux thèses s’opposent quant à ce qui se passa ensuite. Selon les uns, Hernandez demanda à ce que le drapeau tricolore (nostalgie de la France ; il flottait depuis le début de la révolte) soit abaissé sur Hanga Roa et ordonna que désormais seul le drapeau chilien soit hissé sur l’île. Une autre version affirme que face à Angata, le capitaine répondit par la violence : elle aurait été projetée à terre, puis emmenée de force de l’église à la place centrale où elle aurait été attachée à une pierre. “Tu resteras là toute la journée, car tu n’es qu’une voleuse“. La pierre, après cet outrage, fut appelée Papa haka tuturi otea (“roche, à genoux, jour”).

Le “Baquedano” était chargé de vivres et de biens fournis grâce à une collecte faite à Valparaiso : Hernandez distribua comme prévu cette manne aux Pascuans. La révolte, si spontanée, mâtinée de spiritualité, avec l’espoir de reconquérir des droits que l’histoire avait jeté aux oubliettes, prit ainsi fin ; certes, tous les Pascuans n’avaient pas suivi Angata dans sa protestation, bien conscients que le retour de flamme pourrait être très dur, mais du moins éveilla-t-elle les consciences, y compris de certains Chiliens qui mesuraient le degré de détresse atteint par les Pascuans.

En février 1915, quelques mois à peine après la révolte, Angata, dans sa 62e année, rendit son âme à Dieu avec qui elle assurait avoir tant parlé de son vivant. Gageons que, là où elle est, elle a trouvé la paix.

Daniel Pardon

Des décennies d’élevage

En 1895, l’Etat chilien loua à un homme d’affaires douteux, Enrique Merlet, la majeure partie de l’île de Pâques pour y élever du bétail, essentiellement des moutons. Il créa la Compañía Explotadora Agrícola y Ganadera. Quatre ans plus tard, il s’associa à la compagnie anglaise Williamson & Balfour pour créer une société baptisée Compañía Explotadora de la Isla de Pascua (CEDIP). Merlet décédé, la compagnie continua ses activités jusqu’en 1946, date à laquelle toutes les actions furent vendues à un groupe d’entrepreneurs chiliens. En 1952, c’est la marine qui prit le contrôle de toute l’île, les Pascuans ne retrouvant leur liberté de mouvement que dans les années soixante.
D’un côté des barbelés et des murs de pierres, des moutons par dizaines de milliers. De l’autre, parqués, des Pascuans affamés.
D’un côté des barbelés et des murs de pierres, des moutons par dizaines de milliers. De l’autre, parqués, des Pascuans affamés.

Un Chilien du côté d’Angata

Si Dieu inspira Angata dans sa révolte pour nourrir son peuple, la petite histoire montre que c’est très probablement un technicien chilien qui aida les Pascuans à prendre conscience de l’injustice qui les frappait : Edgardo Martinez, qui arriva à l’île en avril 1911, dans le cadre de l’expédition scientifique de l’Allemand Walter Knoche, en repartit en mai 1912. Il était surtout chargé d’études météorologiques et sismiques, mais il fit l’effort d’étudier la langue des Pascuans (il publia, en 1913, un “Vocabulario de la Lengua Rapa-Nui”). Enrique Edmunds, le patron de l’élevage au moment de la révolte d’Angata, demanda à ce qu’il soit poursuivi pour avoir suscité ce mouvement, ce qui ne fut pas fait, bien évidemment, par la justice chilienne. En revanche, il est clair que ce jeune homme avait été profondément choqué par le traitement inhumain réservé à ses compatriotes et avait beaucoup parlé de cette situation, indigne selon lui, avec les Rapa Nui eux-mêmes.

Mrs Routledge, archéologue et ethnologue anglaise, arriva à l’île de Pâques avec son mari, à bord de leur voilier de 27m, le “Mana”, le 29 mars 1914. Elle en partit en août 1915, en direction de Pitcairn, puis San Francisco. En plein conflit, sa médiation auprès d’Angata fut vaine.
Mrs Routledge, archéologue et ethnologue anglaise, arriva à l’île de Pâques avec son mari, à bord de leur voilier de 27m, le “Mana”, le 29 mars 1914. Elle en partit en août 1915, en direction de Pitcairn, puis San Francisco. En plein conflit, sa médiation auprès d’Angata fut vaine.

Le couple Routledge, qui monta la première véritable expédition scientifique à l’île de Pâques et fut aux premières loges lors de la révolte menée par Angata.
Le couple Routledge, qui monta la première véritable expédition scientifique à l’île de Pâques et fut aux premières loges lors de la révolte menée par Angata.

Le “Mana”, bateau à bord duquel Mrs. Routledge arriva à l’île, quelques mois avant la révolte à laquelle elle assista, plutôt terrorisée (mais en refusant de fournir des armes à Edmunds).
Le “Mana”, bateau à bord duquel Mrs. Routledge arriva à l’île, quelques mois avant la révolte à laquelle elle assista, plutôt terrorisée (mais en refusant de fournir des armes à Edmunds).


Rédigé par Daniel PARDON le Jeudi 6 Avril 2017 à 12:24 | Lu 2542 fois