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Au tribunal, un "vrai débat dépassionné" sur le port du masque


Tahiti, le 24 septembre 2020 – L'audience de référé contre les deux arrêtés du Pays et de l'État imposant des mesures sanitaires obligatoires -et notamment le port du masque- s'est tenue jeudi matin devant le tribunal administratif de Papeete. L'occasion d'un "vrai débat dépassionné" sur le port du masque, qui pourrait néanmoins être tué dans l'œuf par l'absence de caractère "urgent" de la démarche.
 
Bien loin des élucubrations complotistes entendues ces derniers mois sur le port du masque, c'est à un "vrai débat dépassionné" sur les mesures sanitaires obligatoires qu'a  invité jeudi matin au tribunal administratif l'avocat désormais estampillé pourfendeur des atteintes aux libertés publiques, Me Thibault Millet. Saisi par une cinquantaine de requérants, parmi lesquels figurent même quelques professionnels de santé, l'avocat a attaqué en référé deux arrêtés des 12 et 13 août derniers, l'un du Pays et l'autre du haut-commissariat, "prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de Covid-19 dans le cadre de la sortie d'état d'urgence sanitaire" et "portant mesures de prévention pour faire face à l'épidémie de Covid-19".
 
En préambule, l'avocat a insisté pour indiquer qu'il n'avait pas de "position de principe" sur la question de l'obligation du port du masque, mais qu'il y avait "la place pour un débat serein de la part des autorités politiques" qui agissent également, selon lui, "par une peur de la responsabilité".
 
  • Deux compétences, deux arrêtés
 
La première question de fond soulevée par les deux recours concerne une nouvelle fois la "compétence" de l'autorité en charge d'édicter ces obligations sanitaires. Sujet éculé depuis le début de la crise : si le Pays est compétent en matière de santé publique, c'est l'État qui l'est en terme de libertés publiques. "Que fait-on quand des mesures de santé publique portent atteinte à des libertés publiques ?", a interrogé l'avocat. Réponse des représentants de l'État et du Pays présents à l'audience : c'est bien le haut-commissariat qui intervient sur l'obligation du port du masque, puisqu'il s'agit d'une question de restriction d'une liberté publique. Et si deux arrêtés ont été pris, c'est en raison de la volonté de l'État et du Pays "d'œuvrer de concert" dans cette crise. "Alors que faire si demain l'État s'oppose à la Polynésie sur ces questions ?", rétorque l'avocat. "Est-ce qu'on n'aura pas une situation de blocage institutionnel ?"
 
  • Quels types de masques obligatoires ?
 
Autre argument soulevé par les requérants, celui de la définition exacte du type de masque obligatoire en Polynésie. Paradoxalement, il ne s'agit pas vraiment d'un argument anti-masque, mais plutôt d'une crainte inverse de l'inutilité de la mesure si elle autorisait des masques qui ne protègent pas assez la population… Selon Me Millet, la loi française définit "de manière très claire" les masques rendus obligatoires, alors que les deux arrêtés polynésiens attaqués ne se rattachent à aucune définition particulière. Or, précise l'avocat, la sanction pénale d'une amende de 89 000 Fcfp impose un semblant de définition sur ce qui constitue, ou non, un masque adéquat au regard des autorités… Sur ce point, le haut-commissariat assure pourtant que des "informations très complètes ont été apportées par la direction de la santé" avec "affiches, supports et site web, notamment sur les recommandations de norme Afnor pour les masques en tissu".
 
  • Quid de la gratuité des masques ?
 
C'est un argument qui revient en boucle depuis le début de la crise : si les autorités rendent le masque obligatoire, elles devraient le rendre gratuit. Me Millet estime à 3 000 à 7 000 Fcfp par mois un budget masque en phase avec les normes sanitaires imposées. Et selon lui, les autorités ne peuvent pas assurer à la population la possibilité de se protéger si elles ne prennent pas en charge ces dépenses, notamment pour les ménages les plus modestes. Une éventualité pourtant balayée par les juristes du Pays et de l'État, selon qui "aucun principe général du droit n'impose la gratuité de la santé publique". Côté Pays, on ose même la comparaison : "En deux-roues, l'obligation du port du casque ne s'est jamais accompagnée d'une gratuité du casque"
 
  • Masque obligatoire sans exception ?
 
Le débat a également porté sur l'absence d'exceptions à l'obligation du port du masque. En réalité, l'arrêté de l'État précise bien que la mesure ne s'applique pas en cas de certificat médical et de handicap. Mais pour Me Millet, la réalité est tout autre : "On constate une forme de zèle des autorités ou des vigiles à l'entrée des supermarchés qui, par peur, appliquent à la lettre cette obligation sans dérogation". Plus généralement, les recours interrogent sur l'obligation d'appliquer les gestes barrières "en tous lieux et en toutes circonstances". "Tout contact humain est de fait interdit, au risque d'une contravention", fait remarquer Me Millet, qui note par ailleurs "l'incohérence" de l'obligation du port du masque en centre-ville "de nuit", dans certaines zones imparfaitement délimitées par les communes ou dans des zones "sans forte densité de population". Réponse du Pays : "L'alternative à ces mesures serait le retour à un confinement général".
 
  • Les masques sont-ils utiles ?
 
C'est un débat de spécialistes sur lequel il est encore visiblement trop tôt pour avoir une position ferme : la stratégie du port généralisé du masque est-elle efficace contre le Covid-19 ? Me Millet cite le dernier rapport de juin de l'OMS qui affirme qu'il n'y a aucune certitude sur ce point et concède que des études "sont en cours". Pour autant, la représentante de l'État évoque de son côté, elle aussi, les déclarations inverses du directeur de l'OMS… Mais aussi "des études épidémiologiques récentes et le haut conseil de la santé publique" pour soutenir le bien fondé de la mesure. "L'objectif est de se prémunir d'un risque, pas de s'assurer de la certitude de l'efficacité du dispositif", explique la juriste.
 
  • Toute la question de "l'urgence"
 
Mais aussi intéressants soient-ils, tous ces débats pourraient être balayés par le tribunal administratif en raison du caractère non "urgent" de ces questions, condition impérative pour un recours "en référé". Pour en justifier, Me Millet a produit les témoignages individuels des déboires de ses nombreux clients face aux obligations sanitaires. "Un florilège de déclarations subjectives et des craintes irrationnelles voire contradictoires", pour le juriste du Pays. Pour autant, l'avocat soulève un problème de droit : ces arrêtés pris pour des périodes "temporaires" ne peuvent être attaqués qu'en référés, puisqu'ils disparaissent ou sont remplacés tous les "15 jours à 1 mois". Le tribunal se prononcera vendredi matin sur cette unique dernière question… Ou sur toutes les autres.
 

Me Thibault Millet : "On a des peurs qui s'affrontent"

Pourquoi avoir décidé de porter ce "débat" sur le port du masque devant le tribunal ?
 
"Je pense que c'est important. Aujourd'hui on n'a pas vraiment de débat serein. On a des peurs qui s'affrontent de part et d'autre pour et contre le port du masque, sans discussion sereine. Je pense que c'est important d'avoir cette discussion devant l'institution judiciaire. Surtout qu'on n'est pas devant un phénomène provisoire. On est probablement en train de vivre un glissement en terme d'appréciation du risque dans notre société. Aujourd'hui, on voit qu'on a une logique qui consiste à tenter d'éliminer le risque, notamment en confinant la population, ou en tous cas de le réduire de manière très sérieuse avec des mesures qui peuvent être attentatoires aux libertés. On est vraiment dans un glissement qui mérite un débat démocratique. Après, pourquoi pas ? Demain, on peut très bien se dire qu'on imagine une société où on élimine le risque sanitaire, on interdit l'alcool, on interdit le tabac, on interdit le sucre… Pourquoi pas, mais je pense qu'il faut avoir de la cohérence. Et quand on sait qu'il y a 1,2 million de personnes qui meurent du tabagisme passif dans le monde, on peut peut-être s'interroger sur le tabac. C'est un risque qu'on peut maîtriser. Le Covid, les virus, ce sont des risques qu'il est difficile de maîtriser. Je m'interroge aujourd'hui sur l'incohérence qu'il y a à vouloir maîtriser ce qui ne l'est pas et à ne rien faire pour tenter de contrôler ce qui pourrait l'être."
 
Ces mesures ne sont pas nouvelles et l'État et le Pays vous reprochent la tardiveté de votre recours. Pourquoi ce timing ?
 
"En réalité, l'arrêté du haut-commissaire par exemple n'a été prolongé que le 15 septembre. Il n'y a de ce point de vue là aucune tardiveté de constatable. D'un autre côté, il y a aussi une problématique qui est que ce sont des réglementations nouvelles et lorsqu'elles apparaissent on ignore encore comment elles vont s'appliquer. Et que les difficultés apparaissent à l'application des décisions. Et notamment quand on voit quelqu'un qui est muni d'un certificat médical de contre-indication au port du masque, qui se voit malgré tout imposer le port du masque par les vigiles des supermarchés, ça il ne pouvait pas le savoir le jour où l'arrêté a été édicté. Il ne peut le savoir que lorsqu'il se rend en magasin. Donc ce sont des difficultés qui apparaissent au fur et à mesure et c'est ce qui justifie que le recours soit engagé maintenant."
 

66 contraventions pour non-port du masque en un mois

L'information est ressortie des débats devant le tribunal administratif jeudi matin, la représentante des services de l'État a indiqué en audience que "66 contraventions pour défaut de port du masque" avaient été délivrées lors du dernier mois. Un chiffre jugé relativement faible par la juriste, qui démontre le caractère principalement "pédagogique" de cette sanction. Rappelons que le non-port du masque dans les zones où il est obligatoire est passible d'une amende de 89 000 Fcfp, qui peut même être augmentée en cas de récidive.
 

Rédigé par Antoine Samoyeau le Jeudi 24 Septembre 2020 à 20:44 | Lu 3775 fois