Tahiti Infos

​Air Tahiti Nui : "L'objectif, c'est d'éviter un plan social"


Tahiti, le 22 juin 2020 - Dans une interview à Tahiti Infos, le P-dg d'Air Tahiti Nui, Michel Monvoisin, fait le point sur la situation de la compagnie. Avec "50 à 55%" de pertes de chiffre d'affaires cette année, il estime que la compagnie ne reviendra pas à une situation d'avant crise avant 2023, annonce un objectif d'économie de 20% sur la masse salariale tout en "évitant un plan social". Surtout, Michel Monvoisin dénonce une "distorsion de la concurrence" constatant que toutes les autres compagnies présentes en Polynésie ont été massivement aidées, quand la compagnie au tiare attend un soutien de l'Etat qui pourrait passer par un dispositif de chômage partiel ou une entrée au capital.
 
Tout d'abord, quelle était la situation de la compagnie avant la crise liée au coronavirus ?
 
"L'année 2020 avait bien démarré. On avait pris une belle avance. Notamment sur le transatlantique, avec nos alliances. On avait même augmenté le nombre de vols. La compagnie est rentrée dans la crise en étant solide. Elle sort de sept années de résultats positifs consécutifs. Donc on était rentré avec une belle trésorerie et des fonds propres importants et, c'est une chance incroyable, un parc renouvelé avec des avions modernes."
 
Est-ce que vous arrivez à mesurer aujourd'hui l'impact de la crise sur l'économie de l'entreprise ?
 
"Faire des prévisions en ce moment relève d'un exercice un peu difficile, parce qu'on manque de visibilité. Depuis trois mois, ce qui était compliqué, c'était la date de reprise et le type de reprise. L'annonce par le gouvernement des conditions de reprise va beaucoup nous aider et ça commence à l'éclaircir. Maintenant, on peut clairement aller chercher des touristes et leur dire dans quelles conditions ils vont venir en Polynésie. Parce que les touristes, c'est 70 à 75% de l'avion. Sur les prévisions, dans le plan d'affaires qu'on a présenté aux établissements bancaires notamment pour obtenir le PGE (prêt garanti par l'Etat), on s'est basé sur une baisse de chiffre d'affaires entre 50 et 55%. Ce en quoi, on est dans les tendances qui sont évoquées depuis le début par la IATA (International Air Transport Association)."
 
Depuis l'annonce de la réouverture des vols au 15 juillet, avez-vous une idée du temps qu'il vous faudra pour revenir à une situation "normale" ?
 
"Les semaines à venir vont être déterminantes. Le premier marché qu'on a stimulé, c'est celui de la France. Parce qu'on sait que les conditions sont plus claires pour venir en outre-mer notamment. C'est là où a remis un programme de vols. Ensuite, sur les Etats-Unis, à partir du 15 juillet, on a mis trois vols secs sur Los Angeles et on est prêt à en mettre plus si ça prend. Ce qu'on a constaté, c'est qu'en ce moment les réservations sur les Etats-Unis sont très faibles. Mais ça peut s'expliquer aussi par le fait que les conditions n'étaient pas connues. Donc c'est pour ça que les semaines à venir vont être importantes. Les Etats-Unis restent quand même notre premier marché. Ensuite, tout le problème, c'est que d'un marché à l'autre la situation n'est pas claire. Sur le marché Nord-Américain, il y a toujours les décisions de refuser les passagers ayant séjourné dans l'espace Shengen. Sur la Nouvelle-Zélande, à un moment donné on parlait d'une bulle, mais cette bulle tarde à se mettre en place et la Nouvelle-Zélande est toujours fermée au tourisme. Et puis le Japon nous assimile à l'espace Shengen, (…) et on pense que la reprise ce ne sera que pour octobre. En tout, économiquement et sur l'activité, on pense qu'on ne va revenir sur les résultats de 2019 et les prévisions qu'on avait pour 2020, qu'à partir de 2023."
 
Le gros du travail, en ce moment pour Air Tahiti Nui, c'est la reprogrammation des billets ?
 
"On a un stock de 30 000 billets à reprogrammer. Il faut traiter toutes les situations individuellement. C'est pour ça qu'on remercie nos clients pour leur compréhension, mais là on essaie de traiter par ordre de priorité les vols les plus imminents. J'en profite pour demander à nos passagers d'essayer d'échelonner leurs demandes en fonction de la date de leur vol. Je crois qu'hier on avait 6 000 mails en instance. C'est du jamais vu. On a l'impression d'un tuyau qu'on a plié et une fois qu'on le relâche, toute la pression part d'un coup. Le fait d'avoir eu un goulot d'étranglement parce qu'on était en confinement, ça a fait un effet entonnoir parce que tout le monde s'est précipité à la réouverture. (…) Et par ailleurs, on sait que ça ne va pas durer. Parce que ce qu'on est en train de traiter, c'est tous ceux qui avaient réservé et qui changent leurs dates de voyage. Il y a le retour des étudiants et des familles, les étudiants qui veulent partir en septembre… C'est compliqué, mais on sait que d'ici quelques semaines ça va revenir à la normale."
 
Du point de vue économique, Air Tahiti Nui est-elle menacée aujourd'hui ?
 
"On l'a dit, la compagnie aérienne est rentrée dans la crise dans une situation au dessus de la moyenne. Il faut savoir que le nerf de la guerre pour une compagnie, c'est la trésorerie. On sait qu'une compagnie aérienne qui tombe à court de cash s'arrête très vite. Elle tombe en redressement, elle ne vend plus un billet d'avion et trois mois plus tard, elle est en liquidation. C'est ce qui s'est passé pour XL Airways, c'est ce qui s'est passé pour Aigle Azur. La plupart des compagnies sont rentrées dans la crise avec 2 à 3 mois de trésorerie. Nous, on est rentré dans la crise avec pratiquement 6 mois de trésorerie. C'est ce qui nous a permis jusque là de tenir et de payer nos charges. Bon, on a anticipé très tôt. On a mis les avions au sol. On a mis le personnel en congés sans solde et en congés payés. Malgré tout, cette trésorerie n'est pas éternelle. (…) On s'est mobilisé pour le PGE. Maintenant, le PGE ça reste un prêt. On en train d'emprunter pour tenir, pour payer des dettes futures et des salaires. Mais ça reste des prêts qu'on devra rembourser un jour… Donc aujourd'hui, si vous me demandez si la compagnie est menacée à court terme de déposer le bilan : Non. Par contre, tout le monde pense au cash pour tenir et ne pas mourir. C'est vrai que c'est important. Mais le cash ça sert aussi, et c'est ce que vont faire les autres compagnies, à ouvrir des routes, renforcer le programme de vols, ou faire des promotions…"
 
Et sur ce point, vous dénoncez justement une "distorsion de concurrence" entre Air Tahiti Nui et vos concurrents ?
 
"Il y a une chose qui est certaine aujourd'hui et ça va se voir de plus en plus. C'est qu'avec la crise qu'on est en train de vivre, la compétition va être très dure. Il va y avoir une compétition entre les compagnies aériennes et entre les destinations touristiques. Dans ce contexte, on sait qu'on va avoir besoin de cash parce qu'il va y avoir une guerre des prix. (…) Et ce qui est gênant avec les aides, c'est en effet la distorsion de concurrence qu'il peut y avoir. Parce qu'il y a des compagnies aériennes qui vont sortir renforcées de cette crise. Il y a avoir des compagnies qui vont mourir et il y a des compagnies qui vont en racheter d'autres et qui vont se consolider. Et ces compagnies qui ont touché de grosses aides d'Etat et du cash, d'abord elles sont sauvées mais surtout elles auront de quoi être agressives, prendre des parts de marché et faire du mal aux autres compagnies."
 
Sur ce point, Air Tahiti Nui a été moins aidée que ses concurrents ?
 
"Déjà, face à nous, on a des concurrents qui sont puissants et qui sont parmi les plus grosses compagnies au monde : United Airlines et le tandem Air France-Delta. Et là, ces compagnies ont pris des aides massives. Air France a pris 7 milliards d'euros. Les compagnies Nord-Américaines ont pris un chèque de 50 milliards de dollars à sept, et ce n'est pas que des prêts, il y a 30% de subventions directes. Air New Zealand a pris des aides d'Etat importantes aussi. On a lu dans la presse qu'elle avait bénéficié de près 9 milliards de dollars néo-zélandais. En plus de ça, les compagnies françaises ont bénéficié du chômage partiel. Que ce soit Air France ou French Bee, pendant le confinement, elles n'ont pas payé leurs salaires. Alors que nous, nous avons payé les salaires. En plus de ça, les PGE, on les paye plus cher que les compagnies françaises. Ce n'est pas une critique pour les banques locales, mais on sait très bien que le coût de l'intermédiation en Polynésie pour les banques est plus cher qu'en métropole… Donc à un moment donné, il y a une distorsion de la concurrence. On n'a pas peur de cette concurrence, on l'a montré ces dernières années. (…) Mais à un moment donné, il faut que tout le monde joue avec les mêmes règles. Et là, les règles ne sont pas les mêmes pour tout le monde."
 
On l'a entendu avec les annonces d'Edouard Fritch à l'assemblée, ce soutien d'Air Tahiti Nui passe forcément par l'Etat ? A défaut de pouvoir être suffisamment soutenue par le Pays ?
 
"Il y a plusieurs sujets. Dans la situation qu'on vit aujourd'hui, le Pays doit soutenir toute l'économie. Il ne faut pas oublier qu'il n'a pas que le problème d'Air Tahiti Nui à régler. Il y a la CPS et plus généralement l'ensemble du secteur du tourisme qu'il faut aider. Malgré tout, le Pays a joué le jeu. Dans ses interventions, la ministre des Outre-mer a dit que l'Etat allait aider les compagnies aériennes d'outre-mer, mais en même temps elle a demandé aux collectivités d'outre-mer d'aider aussi. Dont acte. C'est bien ce qu'a fait le Pays et sans attendre. Dès le début de la crise, j'ai convoqué un conseil d'administration extraordinaire pour expliquer les difficultés que nous allions avoir, le plan que nous voulions mettre en place avec les économies sur les salaires et également l'aide du Pays qu'on attendait pour payer les échéances sur les avions. Le Pays a fait voter tout de suite à l'assemblée un budget de deux milliards pour la prise en charge des loyers et des échances de prêts des quatre avions jusqu'à la fin de l'année. Donc le gouvernement a joué le jeu et a été réactif sur le soutien à Air Tahiti Nui. Néanmoins, le gouvernement est bloqué par le code des collectivités et la loi organique. Air Tahiti est une SEM dont le Pays détient 85% du capital. Il ne peut plus faire d'augmentation de capital. Les avances en compte courant d'associés ? Elles doivent être payés dans les deux ans et il y a un taux, c'est comme un prêt en fait. Ce n'est pas la faute du Pays, c'est la loi. Ce n'est pas adapté… Donc, c'est pour ça qu'on s'est tourné vers l'Etat. Le président a raison. D'une part, il a réclamé le chômage partiel pour qu'on soit au même niveau de compétitivité que les autres compagnies. D'autre part, il a évoqué l'augmentation de capital et les obligations convertibles en actions."
 
Vous avez bon espoir d'une réponse favorable de l'Etat ?
 
"Air Tahiti Nui n'est pas une compagnie comme les autres. Elle a vocation de servir le Pays pour le désenclavement, pour la continuité territoriale et pour la politique touristique du Pays. Air Tahiti Nui, c'est le fer de lance de l'activité touristique du Pays. Donc l'Etat a un intérêt à soutenir la compagnie. Le tourisme, c'est quand même la première industrie du Pays. (…) Air Tahiti Nui joue un rôle social majeur dans ce Pays. Nous sommes le deuxième employeur. Nous transportons plus de 50% des touristes qui viennent dans ce Pays. A un moment donné, il faut comprendre qu'Air France ne remplacera jamais Air Tahiti Nui. L'acte de naissance d'Air Tahiti Nui, c'est la fermeture de la ligne vers Tokyo par Air France. Vous ne pensez pas qu'ils vont la rouvrir maintenant quand même ? Non, le tourisme a besoin d'Air Tahiti Nui. C'est pour ça qu'on s'est tourné vers l'Etat qui a plusieurs opérateurs - l'AFD, la CDC, la BPI [Agence française de développement Caisse des Dépôts et Consignations, Banque Publique d'Investissement, ndlr]par exemple - qui pourraient être susceptibles de faire du portage capitalistique pour nous permettre de reconstituer nos fonds propres. Mais ça, ce sera une décision d'actionnaire."
 
La compagnie devra-t-elle passer par des réductions d'effectifs ? On entend parler de rumeurs de plan social. Qu'en est-il aujourd'hui ?
 
"Je comprends ces rumeurs et je comprends ce stress. Il n'y a pas un jour où on ne m'en parle pas. C'est un stress qui est partagé d'ailleurs, parce que la situation n'est pas facile à vivre y compris pour les dirigeants. Pourquoi il y a ce stress ? Parce qu'aujourd'hui toutes les compagnies autour de nous annoncent des réductions d'effectifs. Après, il n'y a pas un chef d'entreprise qui est content de faire un plan social. Donc s'il peut faire autrement, il le fera. Moi j'estime que le plan social, c'est la solution ultime quand tout le reste n'a pas fonctionné. Aujourd'hui, si plan social il devait y avoir, d'abord je l'annoncerais en priorité au personnel, pas aux médias. J'ai dit à mon personnel qu'il fallait qu'on trouve des économies, qu'il fallait qu'on arrive à économiser 20% de la masse salariale. Mais avant le plan social, il y a des solutions comme les départs volontaires, la réorganisation du travail, le travail alterné, les baisses de rémunération comme French Bee l'a fait par exemple… Nous, on s'est donné le temps pour voir comment allait évoluer la situation. On va en discuter avec le personnel et on s'est fixé un objectif avec lui. Parce qu'à un moment donné, s'il nous faut trois ans pour retrouver une activité normale, il est clair qu'il n'y aura pas d'activité pour tout le monde pendant trois ans. C'est avec eux qu'il faut en débattre et voir quelles solutions seront les mieux adaptées pour éviter un plan social. L'objectif, c'est d'éviter un plan social."
 

Rédigé par Antoine Samoyeau le Lundi 22 Juin 2020 à 09:27 | Lu 13103 fois